d’Lëtzebuerger Land : Bien avant que vous deveniez ministre de la Culture, reprenant le portefeuille le 18 décembre 2015, après la démission de Maggy Nagel, on vous savait amateur d’arts plastiques, notamment de peinture. En décembre 2013, vous aviez déjà transféré votre collection de peintures de la mairie au ministère d’État. Selon quels critères achetez-vous des œuvres et vous considéreriez-vous comme un collectionneur ?
Xavier Bettel : Tout ce que vous voyez ici (l’interview a été menée dans le bureau du ministre au ministère de la Culture, ndlr.) fait partie de ma collection personnelle. Ce sont des choses que j’achète parce que j’ai un coup de foudre en les voyant. J’en ai tellement, des coups de foudre, et j’ai tellement de choses que je ne sais plus où les mettre ; d’ailleurs j’ai encore fait des folies lors de la récente Nuit de la culture à Esch. Pour moi, il est important de montrer la richesse de la production artistique qu’il y a au Luxembourg, et ce dans toutes les disciplines, peinture, sculpture, patrimoine. Dans mon bureau se côtoient plein d’œuvres d’artistes luxembourgeois, comme cette sculpture de Dalì et de son épouse Gala par Myriam Zimmer-Hoffmann, que j’ai achetée au Salon des artistes à Esch (posée sur la table basse, ndlr.), ces petits tableaux avec un message pacifiste de Lynn Marx, achetés lors d’une exposition au Beim Engel, une toile de ma sœur Céline Briolotti-Bettel, ou une autre de Pierre Weidl, un peintre ayant souffert d’un handicap physique et mental et qui est malheureusement décédé – j’ai un penchant pour l’art-thérapie... Malheureusement, il y a encore trop peu de possibilités d’expositions pour les artistes autochtones.
Il me semble que vous choisissez toujours des œuvres hautes en couleurs, très pop-art et optimistes... Est-ce une philosophie qui guide vos achats ?
J’ai un caractère optimiste, alors oui, ce sont des choses que je cherche aussi dans l’art. Ce sont des œuvres qui me parlent quand je les vois.
Selon quels critères l’État et les institutions devraient-ils acquérir des œuvres pour les collections publiques ?
Ce n’est pas à moi de le dire. J’avoue que ça m’arrive de faire des propositions, comme la grande œuvre de Franck Miltgen qu’on a achetée pour l’entrée du ministère lors de son exposition monographique au Neimënster, mais c’est une exception. Je sais que c’est frustrant pour les journalistes, mais je ne donnerai pas de définition de ce qu’est la culture. L’artiste doit toujours pouvoir s’exprimer librement, dans quelque discipline que ce soit, c’est essentiel. Après, ce qu’il réalise ne doit pas plaire à tout le monde. Vous savez, le jour où je suis devenu ministre de la Culture, j’ai rayé un mot de mon vocabulaire, c’est le mot « moche ». Une offre culturelle riche et diversifiée doit toucher tout le monde, du très grand public au spécialiste très pointu.
En ce qui concerne la politique d’acquisition publique, je ne trouve pas opportun que la politique s’en mêle. Il y a des professionnels au ministère et dans les musées qui s’occupent des collections. Mais je trouve dommage que la richesse de ces collections demeure souvent invisible, c’est pourquoi nous voulons organiser une exposition avec les « trésors des collections publiques », qui se tiendra à moyen terme dans un de nos instituts culturels L’idée est de montrer au public les « trésors » de notre patrimoine, que ce soient des manuscrits précieux, des œuvres d’art ou des objets issus de la collection du Musée national d’histoire naturelle par exemple.
Ce week-end a lieu L’invitation aux musées, avec portes ouvertes et entrée gratuite dans une soixantaine de musées à travers le pays. Le Luxembourg, surtout sa capitale, a connu un développement fulgurant ces vingt dernières années dans ce domaine : d’un seul musée, abritant aussi bien l’art que le patrimoine naturel, l’archéologie que les expositions temporaires d’art moderne, on est passé à sept lieux d’expositions professionnels sur le seul territoire de la Ville. Comment voyez-vous ce paysage muséal ? Quelles sont ses forces et, éventuellement aussi ses faiblesses ?
Je ne voudrais pas me limiter à ne parler que des musées ici. Au contraire, il faudrait parler de toute la scène culturelle, qui s’est énormément diversifiée et enrichie en vingt ans. Aujourd’hui, on a aussi le Neimënster, le Mudam, la Philharmonie, les Rotondes... Partout, dans toutes ces institutions, il y a désormais une offre culturelle qui encourage le vivre ensemble des différentes communautés et des différentes scènes artistiques du pays. Nous avons aujourd’hui des possibilités de sorties culturelles très variées, qui ne sont malheureusement pas toujours connues du grand public. Ou alors ce public n’a pas ou ne prend pas le temps de voir ce qui se passe au Luxembourg. Beaucoup de gens croient encore qu’il faut aller à l’étranger pour voir des expositions ou assister à des spectacles ou des concerts. Or, ce n’est pas le cas. C’est pourquoi nous devons faire des efforts à l’école, pour y encourager l’éveil à la culture au sens plus large. Ne m’y méprenez pas, mais trop souvent encore, l’éducation artistique se limite à la peinture et au bricolage à l’école. Nous voulons changer cela.
Vous avez annoncé, en début d’année et au détour d’une phrase, que vous vouliez lancer un Musée d’art luxembourgeois, réservé aux artistes autochtones. Où en est ce projet ? Il devrait être installé dans le bâtiment de l’actuelle Bibliothèque nationale, lorsque celle-ci déménagera au Kirchberg ?
Nous venons d’avoir encore une réunion de préparation pour ce projet avec les différents ministères impliqués : celui de l’Éducation nationale, de l’Enfance et de la Jeunesse, celui du Développement durable et des Infrastructures, celui du Logement et celui de la Culture, bien sûr. Nous sommes en train d’élaborer un projet que nous souhaitons bientôt soumettre au Conseil de gouvernement pour approbation. Il s’agira d’une utilisation mixte de ce bâtiment en plein cœur de la Ville, où nous voulons installer 35 logements pour jeunes, plus une zone d’exposition pour ce nouveau musée, de plus de mille mètres carrés. Nous sommes encore en train d’analyser quel mode d’exploitation serait le plus opportun, si ce musée va devenir une structure propre, autonome, ou alors une annexe d’un musée existant. Mais je sais déjà que ce musée à un endroit fantastique de la Ville va autant s’adresser aux touristes qu’aux visiteurs autochtones. Aujourd’hui, il est encore trop difficile de voir des œuvres d’artistes luxembourgeois ; souvent, je ne découvre leur travail qu’à l’étranger, lors de foires et d’autres événements, comme lors de la récente Gallery Week à Berlin. C’est quelque chose que nous voulons changer.
Pourtant, les premières réactions à l’annonce de ce projet ont été plutôt mitigées, beaucoup d’artistes craignant par exemple d’être ghettoïsés dans un tel musée, alors qu’ils visent à être plutôt exposés au Mudam...
L’un n’exclut pas l’autre : on pourra être exposé dans les deux musées... Mais il m’importe de montrer en premier lieu combien il y a d’artistes intéressants au Luxembourg, cela n’a rien à voir avoir un relent de nationalisme ou de protectionnisme. Au contraire, il s’agit d’en être fier. J’ai souvent la flemme qu’on réduise toujours le Luxembourg à sa place financière. Avec un tel musée, nous pourrons montrer qu’il y aussi autre chose, des créatifs ici. Nous avons 64 musées à travers le pays, regroupés dans le réseau Musées Luxembourg (Mulux, ndlr.), il y a de grandes et de petites structures. Celle-ci sera une pierre supplémentaire à l’édifice.
Qu’en est-il des projets de fusionner le Mudam et le Casino Luxembourg, crainte née de cette ligne dans le « paquet d’avenir » du gouvernement en 2014 dans lequel on lisait que le gouvernement allait vouloir faire des économies en encourageant des synergies entre les deux structures ? Cette fusion viendra-t-elle ?
Il n’y a pas de telle velléité. Nous ne voulons rien fusionner, dans aucun domaine. Mais chercher des synergies n’est jamais faux : on peut toujours réduire les frais en organisant des choses ensemble.
Ces dernières années, le budget de la Culture s’est réduit comme peau de chagrin, faisant désormais moins de un pour cent (0,87 pour cent, ou 118 millions d’euros en 2016) du budget global de l’État (contre 1,41 pour cent en 2006 par exemple). Le fait que le ministre de la Culture soit également Premier ministre, donc chef de tout le gouvernement, va-t-il changer quelque chose à cet état de fait ?
Sans trop m’avancer, je peux vous dire que nous sommes actuellement en négociation pour le prochain budget, et si tout se passe comme je le voudrais, il va augmenter (sourit).
Lors de votre déclaration sur l’état de la nation, le 26 avril, vous avez surtout déclaré, concernant la politique culturelle, que vous considériez justement que la politique ne devait pas s’immiscer dans la culture, mais se limiter à en assurer le cadre ou intervenir lorsqu’il y a des problèmes. Pouvez-vous expliciter cette approche ?
Au risque de vous choquer, je dois dire que l’idée même que la politique dicte quelle culture est la bonne est laquelle la mauvaise me fait penser à des heures bien sombres de notre histoire. Certes, la politique peut donner des impulsions, comme ma proposition de lancer une « foire d’art à prix abordables » lors de la prochaine foire Art week, ou ce musée d’art luxembourgeois. Mais une scène culturelle doit vivre et évoluer, si elle s’arrête, cela devient vite du folklore. En tant que ministère, en tant qu’État, nous devons être un soutien à cette scène culturelle vivante. Mais ce n’est pas à nous de dire quelle exposition doit être organisée par un musée... Regardez les Assises culturelles par exemple, qui correspondent à cette approche : le ministère de la Culture se charge de leur organisation et met à disposition des locaux et du personnel, mais ce n’est pas à nous de dicter ce que doivent faire les artistes.
Ces Assises justement... Elles sont une des grandes innovations de la mandature du DP à la Culture. Arrêtées dans l’accord de coalition, elles mèneront vers un Plan de développement culturel, très attendu par le milieu. Quelle est l’ambition de cette approche participative et à quel point ce plan sera-t-il un engagement pour l’avenir ?
Nous avons organisé huit ateliers thématiques préparatifs pour les Assises culturelles, et j’ai reçu plein d’échos très positifs. Les Assises auront lieu les 1er et 2 juillet au Grand Théâtre, et Guy Arendt, le secrétaire d’État à la Culture, et moi seront présents pour l’introduction et pour les conclusions, mais pour le reste, les acteurs culturels pourront discuter et s’exprimer librement. D’ailleurs ce ne sera pas un one shot : à l’avenir, nous voulons faire le suivi régulier des propositions et des idées recueillies, voir aussi où en est leur réalisation. Tout ceci illustre bien que ce Plan de développement culturel ne sera en rien dirigiste, mais un document arrêté selon la méthode bottom up, qui fixe sur papier le cadre et les buts développés ensemble.
Revenons aux arts plastiques : dans sa politique de diversification économique, le gouvernement avait à un moment l’ambition de développer un « art cluster » autour du Freeport. Or, ce même Freeport passe désormais une période difficile ; après les déboires judiciaires de son principal actionnaire et ancien président Yves Bouvier, un nouveau conseil d’administration présidé par Robert Goebbels tente désormais de calmer le jeu et de rétablir la confiance des investisseurs et collectionneurs dans ce très jeune port franc. Où en est alors le projet de l’art cluster ?
Nous attendons de voir ce qui se passe du côté du Freeport – sera-t-il vendu ou pas ? – avant d’agir à nouveau dans ce domaine.
En parallèle, il y a aussi actuellement un projet de créer un « creative industries cluster ». Pouvez-vous nous en dire plus ?
Cette idée nous a été inspirée par le centre de créativité 1535°C à Differdange, qui connaît un grand succès en offrant des espaces de travail à des créatifs de tous bords. D’ailleurs j’ai aussi annoncé, lors de la déclaration sur l’état de la nation, que nous allions faire quelque chose dans le domaine des start-ups, en leur offrant des espaces dans l’ancien abattoir de Hollerich, à moyen terme, et à court terme, dans l’ancien commissariat de police rue Glesener. En tant que ministre des Médias, que je suis aussi, je vois, notamment dans le domaine de l’animation, combien il y a d’interfaces entre le film et les arts visuels... De tels interfaces existent aussi entre l’art et le design par exemple, donc nous sommes en plein dans les industries créatives.
Le marché de l’art semble pris dans un nouveau dynamisme en ce moment, il y a de nombreuses nouvelles galeries qui s’installent ici, en automne aura lieu la deuxième édition de la foire Art week. Qu’attendez-vous de cet engouement du privé ?
Toutes les initiatives qui contribuent à créer une scène vivante sont bonnes. D’ailleurs nous serons partenaires de la deuxième Art week, et j’aimerais qu’en parallèle, il y ait une foire qui offre des œuvres à prix abordables, afin que plus de gens puissent avoir accès à l’art.
Une revendication récurrente des artistes et de tous les professionnels du milieu est que l’État développe une aide à l’export des artistes autochtones, à l’image de ce qui se passe déjà avec Music:LX. Comment y réagissez-vous ?
Nous allons en un premier temps développer le réseau d’export à travers nos ambassades – nous sommes en discussion avec le ministère des Affaires étrangères sur ce point. C’est un va-et-vient : si nous attirons plus de gens au Luxembourg, grâce à notre offre culturelle, l’intérêt pour notre culture à l’étranger va croître aussi. D’ailleurs, dans le domaine des arts visuels, nous avons un pavillon régulier à la biennale d’art de Venise, présence qui ne serait pas possible sans le soutien financier l’État.
À quel point les artistes sont-ils libres ou doivent-ils l’être, à vos yeux ? Par rapport à l’État surtout...
Un artiste est par définition un indépendant – et non un fonctionnaire. En tant que ministère, nous devons devenir un trampoline pour qu’ils réussissent le saut dans l’indépendance, pour qu’ils puissent en vivre. Il faut trouver un équilibre entre soutien et indépendance. J’explique toujours aux artistes que la mission de l’État ne peut pas être de les transformer en « fonctionnaires artistiques » ou en « artistes fonctionnaires » et de les maintenir ainsi en vie durant quarante ans avec des soutiens réguliers. Mais nous voulons travailler avec les artistes, pour le nation branding par exemple, pour lequel ils ont été impliqués par le biais d’un grand échange d’idées appelé Créathon... Il y a tellement de créativité au Luxembourg, il faut en profiter !