Musique poétique ? Ou poésie musicale ? Le titre du nouvel album de Cathy Krier, Piano Poems, intrigue. Il laisse augurer une entreprise originale. Les morceaux qui le composent ne manquent pas de confirmer la singularité du projet et d’indiquer une (re)visite de partitions par un chemin détourné ; celui qui consiste à évoquer les correspondances secrètes entre tel compositeur et tel langage, entre les sons et les mots, la musique et la poésie.
L’effet de surprise passé, on découvre une musicienne hors pair, astucieuse et convaincante par le talent dont elle fait montre pour diversifier les couleurs, agencer les contrastes et multiplier les effets. Alors que ce projet pourrait virer à un labyrinthe vertigineux, force est de constater que sa conceptrice a mis dans le mille, tant le projet sollicite une écoute attentive voire active, tant il impressionne par sa logique interne. Il en impose par la perfection du jeu, et l’auditeur se plaît à se laisser séduire par ce qui, de prime abord, avait tout l’air d’un inventaire à la Prévert.
Pour composer son florilège discographique, l’intrépide et virtuose pianiste de chez nous (dont nous avons suivi pas à pas, étape par étape, concert après concert, disque après disque, la carrière nationale, puis internationale, et qui, aujourd’hui, à l’approche de la maturité, tutoie les cimes de son art), a retenu, à côte de pièces iconiques signées Ravel, Liszt et Prokofiev, deux œuvres qui paraissent en première gravure mondiale, et qui complètent judicieusement la sélection : l’une, de la compositrice contemporaine grecque Konstantia Gourzi ; l’autre, de la Luxembourgeoise Catherine Kontz.
Triptyque d’estampes musicales féeriques et hallucinées, aussi redoutablement difficiles que hautement inspirées, et que Maurice Ravel appelle « Poèmes pour piano », Gaspard de la nuit, d’après le poème en prose d’Aloysius Bertrand, est l’un des plus grands chefs-d’œuvre du pianisme moderne. Cathy Krier, douée d’une technique transcendante, se double d’une authentique poétesse du clavier et s’y montre parfaitement à l’aise. Chaque volet bénéficie d’une forme précise : Ondine, ou « les mirages de l’eau et ses mouvants mystères » (Alfred Cortot) ; lamento poignant, sur un rythme ostinato de cloche qui sonne le glas ; Le Gibet évoque le triste sort du « pendu qui pousse un soupir sur la fourche patibulaire » (le même) ; Scarbo peint les tours pendables d’un lutin espiègle lutin, sorti tout droit de visions cauchemardesques. Derrière les périlleux et difficultueux tsunamis de notes, Krier dessine remarquablement les atmosphères.
Les lisztiennes Transcriptions de trois lieder de Franz Schubert (Marguerite au rouet, La Ville, Sérénade), quant à elles, appartiennent à une autre époque et à un tout autre univers. Inutilement enjolivées quand elles ne sont pas soumises à un traitement quelque peu extravagant par leur auteur, elles sont de qualité très inégale. Ce qui n’empêche pas leur interprète de nous enchanter, à la fois par sa palette multi-facette et par l’expression intense des émotions que suscitent chez elle ces étonnants, brillants et acrobatiques arrangements pour piano.
Dans la musique de ballet transcrite pour piano que constituent les Six Pièces de Cendrillon, op. 102 (d’après le célèbre conte de Charles Perrault) de Serge Prokofiev, la pianiste, décidément très en verve, témoigne – là encore – d’une virtuosité farouche à toute épreuve. Aux deux Valses d’une dynamique sobriété répond l’épanchement superbement timbré (l’acoustique peu réverbérée de la Philharmonie aidant) de Pas de Châle et d’Amoroso.
Cet enregistrement vaut aussi – last but not least – par la captivante exécution d’Ithaca, op. 104 (2023) de Konstantia Gourzi (sur un texte poétique de son compatriote Konstantinos Kaváfis) et de Murmuration (2022) de Catherine Kontz. Dans la première pièce, commandée par la Philharmonie et dédiée à Cathy (pièce qui, selon les mots mêmes de l’autrice, rayonne « d’une sérénité et d’une sécurité intérieure qui donnent la force d’une vie consciente »), la compositrice athénienne, par ailleurs cheffe respectée et enseignante passionnée, est mue par « le désir de former un certain son qui prend vie dans son cosmos » et qui « me donne le pouvoir, m’inspire et me touche ». À cette profondeur émotionnelle, la pianiste rend justice à la faveur d’une lecture séduisante, qui vaut tant par son empathie que par sa sensibilité et sa musicalité.
Écrit également pour Cathy Krier, l’opus de Catherine Kontz est conçu comme un hommage à sa compatriote Hélène Buchholtz (1877-1953). S’inspirant du spectacle fascinant des figures variées et poétiques que dessinent les essaims d’oiseaux migrant vers le Sud, explorant des formes non-linéaires ainsi que des éléments spatio-visuels, musico-théâtraux et psycho-géographiques, le tout mâtiné d’une prédilection pour des coloris élargis et des contrastes audacieux, la syntaxe musicale de Kontz s’avère n’avoir guère de secret pour sa chevalière servante, forte qu’elle est d’une mise en place millimétrée, d’une intuition jamais prise en défaut et d’une agogique proprement magique : autant de qualités, garantes d’une réussite sans faille.