Un tout petit monde

d'Lëtzebuerger Land vom 25.10.2024

Art, la pièce culte de Yasmina Reza, a certes trente ans mais toujours le vent en poupe et est toujours jouée un peu partout dans le monde. Depuis la semaine dernière et jusqu’à ce samedi 26 octobre, elle est à l’affiche au Théâtre du Centaure dans une mise en scène percutante de Myriam Muller avec un très convaincant trio de comédiens. On rit, mais pas que…

Si la pièce interroge malicieusement l’art contemporain, sonde le marché de l’art, réfléchit à la place de l’artiste ou questionne le bon goût, elle passe surtout à la loupe les relations humaines, en l’occurrence l’amitié au masculin. Au cœur de Art on trouve les liens de longue date tissés entre trois hommes, trois quadras et un tout petit monde qui ne se doute pas qu’il va partir en vrille (voir le supplément « Musées » du 11 octobre).

Sur scène cohabitent Serge (Jules Werner), un dermato féru d’art contemporain qui se prend pour un collectionneur selon Marc (Olivier Foubert), un ingénieur sûr de lui et au caractère bien trempé. Yvan (Valéry Plancke), garçon tolérant, tourmenté et émotif, qui a quitté le textile pour la papeterie de sa future belle-famille, complète le trio et devrait servir d’arbitre.

L’achat par Serge d’un tableau, monochrome, blanc, blanc sur blanc, à prix dingue (« 20 briques », s’étrangle Marc !) va faire voler en éclats les liens de ces trois-là. Les visages se déforment (comme dans le triptyque vidéo que l’on découvre en ouverture du spectacle, clin d’œil aux One minute sculptures d’Erwin Wurm), les masques tombent, les mots fusent, des vérités éclatent… L’amitié se délite, l’un reprochant à l’autre son arrogance, l’autre sa lâcheté au troisième, tous s’accusant d’avoir perdu l’humour et la capacité de rire ! Le quotidien apparaît alors dans toute sa trivialité et la critique sociale se fait jour. Yasmina Reza dénonce les liens malsains que l’argent engendre, ridiculise les rapports de pouvoir masculins, raille les hommes, leurs préjugés, leur égocentrisme, leur suffisance, leur misogynie (quels commentaires sur les femmes de leur entourage !) mais révèle par-là leurs fragilités, leurs fissures et leur besoin d’être aimé.

Sa pièce est vive, la langue claque, les formules font mouche ! Avec humour et sens de l’absurde, les dialogues et les réparties virevoltent et frappent comme les balles sur une table de ping-pong. Dans une mise en scène rythmée, Myriam Muller va à l’essentiel, avec un tempo soutenu. Les personnages sont stylisés, leurs gestes presque chorégraphiés, les couleurs pop jaillissent. On s’imaginerait presque dans un film de Tarantino…

La metteuse en scène a su s’entourer de comédiens de taille pour incarner les trois personnages qui sont autant de façons d’être à soi et aux autres, trio qui donne vie avec légèreté et avec gravité aux quiproquos et dérapages et parvient à révéler avec justesse les dessous de l’histoire. Car il en va ici de la déconstruction (mot d’ailleurs clé dans la pièce) de l’amitié et de sa recomposition possible après « période d’essai ».

Tout va vite sur la scène du Centaure, dans un décor fort et stylisé de Christian Klein qui signe aussi les costumes (les trois personnages sont habillés à l’identique, chacun dans une couleur). Des murs couleur béton gris-blanc traversés de néons et de rares objets design comme ces deux tabourets-lapins blancs à la Jeff Koons ou ce long cylindre bleu qui fait office de divan, font partie de ce décor minimaliste qui pourrait être celui d’une galerie. Unique, il suggère pourtant tour à tour (avec indication vidéo, lumière colorée et peinture) les lieux de vie des personnages.

Les trois hommes arrivent sur scène l’un après l’autre, s’alignent et, en rythme, esquissent quelques mouvements comme pour un défilé de mode. La musique prend le pas (sons électro qui créent une atmosphère trendy) et sur le mur du fond s’affiche alors un clip vidéo (Emeric Adrian) avec collage de tableaux et d’images qui déroulent en accéléré tous les stéréotypes de l’homme branché.

Et tout au long de Art, les sons pluriels d’Emre Sevindik et les lumières pop et stylisées d’Antoine Colla mettent bien en relief séquences et personnages de cette pièce de Yasmina Reza, mise en scène avec talent et inventivité par Myriam Muller et son trio de comédiens. À voir !

Karine Sitarz
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