Production du lait

Le beurre et l'argent du beurre

d'Lëtzebuerger Land vom 08.06.2000

Un chiffre d'affaires en légère baisse à 2,5 milliards de francs, un résultat d'exploitation réduit à 386 000 francs et un bénéfice de 44 millions réalisé à hauteur de quarante millions grâce à la vente d'un terrain ; de quoi frustrer aussi bien patron que comité d'une association agricole. Fatigue ici, lassitude là, Luxlait et son directeur depuis cinq ans, Jean Hentgen, ont décidé de mettre un terme à leurs relations au 1er juin 2000 - à l'amiable.

Le monde des producteurs de lait du Grand-Duché est certes toujours marqué par la scission du monde agraire luxembourgeois qui a dominé la fin des années 70 et les années 80. À l'époque, les jeunes agriculteurs du FLB osaient la contestation du Goliath Centrale paysanne. Or, force est de constater, qu'aujourd'hui, c'est l'ancien empire qui se retrouve dans le rôle de David. Le nom Procola soulève sans doute toujours des émotions chez Luxlait. Ses véritables concurrents s'appellent cependant plutôt Danone, Yoplait ou Müller. 

Les résultats de Luxlait illustrent les difficultés de la laiterie à se maintenir sur un marché dominé par des global players. Certes, l'association agricole n'a plus fait de pertes de-puis 1990. Mais il a suffi d'une année difficile sur les marchés internationaux pour que les bénéfices s'écroulent. Même si ceux-ci ne sont pas le but premier de Luxlait qui est plutôt de payer le lait fourni par ses coopérateurs au prix le plus élevé possible. Il a diminué de 13,01 francs par kilo en 1998 à 12,78 l'année dernière. Sur ce plan aussi, la concurrence internationale est bien réelle pour la laiterie de Merl. 

Le marché du lait luxembourgeois (268 millions de kilos) est aujourd'hui divisé entre sept acteurs, dont trois de taille : Luxlait, Procola et Ekabe. Ces coopératives rassemblent les agriculteurs disposant de quotas de lait. Or, Luxlait (143 millions) est avec ses 213 salariés la seule laiterie de taille encore acti-ve au Grand-Duché. La coopérative Procola (72 millions) est fournisseur de l'allemand Milch-Union Hocheifel (Muh). La laiterie Ekabe (46 millions) de Eschweiler est réduite à une station de collecte pour compte du français Besnier/Lactalis, qui a repris l'entreprise en 1989. Sur le marché de la matière première, la part de Luxlait est d'ailleurs en baisse depuis l'introduction des quotas laitiers en 1984. De 72 pour cent à l'époque en passant par 64 pour cent en 1990 et 55 pour cent en 1995, elle est aujourd'hui réduite à 53 pour cent. Autant de preuves de défections d'agriculteurs vers la concurrence... qui paie (un peu) mieux. 

En aval des relations avec ses fournisseurs-coopérateurs, Luxlait doit aussi faire face aux défis de la commercialisation de ses produits. La laiterie s'est peu à peu libérée de sa dépendance de Centralmarketing. Dans les années 70, cette relation - et surtout la répartition entre la laiterie et Centralmarketing des revenus de la vente des produits Luxlait - se trouvait à l'origine de la scission du monde agraire luxembourgeois. Commençant avec les ventes en vrac, Luxlait a, à partir du début des années 90, repris en main la commercialisation de ses produits. Au-jourd'hui, seulement 28 pour cent des ventes passent encore par Centralmarketing, surtout sur le marché intérieur. Le manque de dynamisme de la division commerciale de Cepal s.a. (Centrale paysanne) était devenu un réel frein pour le développement de Luxlait. « Quand nous avons introduit notre beurre mar-que maison, explique Jean Strock de Cactus, Luxlait ne croyait pas qu'on pouvait augmenter les ventes par un nouvel emballage. Or, ça a été un succès. » Ce n'est que plus récemment que Luxlait a renforcé ses efforts en marketing et élaboration des emballages.

Luxlait s'efforce aussi à augmenter la valeur ajoutée sur sa production. Son point fort sont des produits frais de base, sur lesquels les marges restent des plus réduites. La laiterie essaie néanmoins de diminuer les quantités de lait revendu en vrac pour augmenter la part des produits emballés. Ces derniers atteignent entre-temps presque trois quarts des ventes. Dans cette course, Luxlait élargit sans cesse sa palette de produits. Une force qui est en même temps la principale faiblesse de l'entreprise de Merl. Du lait, en passant par la crème, le beurre, le yaourt, le fromage frais, la mozzarella et autres cottage cheese, Luxlait offre une gamme complète, élargie encore par les différents types d'emballage, mais à un marché a priori restreint. Les quantités produites restent dès lors souvent réduites. L'influence sur la rentabilité de l'entreprise est directe.

Le concurrent Muh est en quelque sorte le contre-exemple. La laiterie, qui transforme plus de 600 millions kilos de lait par année - tendance à la hausse -, s'affiche aujourd'hui comme premier producteur de lait UHT en Europe. Par une spécialisation sur ces produits - du lait en brique Tetra à la crème de café - l'entreprise se concentre sur un marché de niche sur lequel elle est présente au niveau international sous sa propre marque mais aussi pour compte de tiers. Or, Muh est toujours cantonné dans un produit de base avec une valeur ajoutée très réduite. D'un point de vue commercial, sa stratégie ne se confirme donc pas dans l'absolu.

Celle de Luxlait est radicalement différente. « Notre ambition, ex-plique Nicolas Mousel de Luxlait, est de fournir au consommateur de la Grande Région une palette complète de produits frais. » Un choix qui ferme certaines portes. Trouver à l'échelle européenne des supermarchés demandeurs pour des yaourts sans conservateurs qui périssent après 17 jours n'est guère chose aisée. Le lait frais a de même disparu de bon nombre de rayons de supermarchés dans les pays voisins. 

Un autre phénomène grignote les parts de marché de Luxlait : les produits de fantaisie. Un peu comme pour la bière, le marché des produits laitiers voit bon an, mal an apparaître son lot de nouvelles inventions allégées, vitaminées et saines.  Les quantités vendues sur le marché luxembourgeois sont toutefois souvent telles qu'elles ne permettent pas à Luxlait de s'y lancer. Les tentatives du passé se sont soldées par des échecs, qu'il s'agisse de yaourt à boire ou de fromage frais à tartiner. 

Ces produits vivent en premier lieu des très importantes campagnes de marketing qui accompagnent leur lancement. Ces campagnes se font à des budgets qui dépassent les moyens d'une laiterie de taille moyenne. « À la différence des multinationales, estime Jean Strock, Luxlait n'a pas réussi à découpler ses produits de leur base laitière. Un yaourt Luxlait reste un produit laitier, alors qu'un autre de Danone est perçu comme un dessert à part entière. » Il y a aussi le phénomène des marques propres de supermarchés qui concurrencent Luxlait sur le marché des produits de base. Même si chez Cactus, ils proviennent en grand partie de la laiterie de Merl. 

Après avoir encore élargi sa gamme à des produits guère traditionnels tels la mozzarella ces dernières années - plutôt que laisser cette niche à la petite Fromagerie de Fentange -, on réfléchit aujourd'hui chez Luxlait à un changement de stratégie. Une option serait de réduire la palette de produits, se concentrant sur les produits de base complétés par certains produits porteurs. Dernier lancé, le cottage cheese compte aujourd'hui pour trois pour cent des produits emballés de la laiterie. Les yaourts, poussés par le lancement d'une gamme « zéro pour cent de matière grasse », ont de même connu une belle croissance ces dernières années. 

Une autre option serait la collaboration avec d'autres laiteries de la région permettant des synergies et une spécialisation accrue, par chacun des partenaires, sur ses produits phares. Aujourd'hui, seul le lait UHT est sous-traité par Luxlait. Que le fournisseur retenu ne soit pas Muh est d'ailleurs regretté par les agriculteurs de Procola. 

Luxlait a fait, sous la direction de Jean Hentgen, beaucoup d'efforts sur le plan commercial. Force est toutefois de constater que les évolutions au sain de la maison de tradition ne se sont produites que sous la pression ; des coopérateurs qui se tournaient vers l'étranger, des clients qui exigeaient de nouvelles approches. En attendant la finalisation d'une nouvelle stratégie, Luxlait a un atout de poids. La laiterie est assise sur une mine d'or - littéralement. En déménageant et libérant ainsi son terrain de Merl, l'association agricole pourra s'offrir de nouvelles installations payées sans doute en grande partie par la vente du site de Luxembourg-ville. Sa vie commerciale n'en sera pas plus facile. 

D'autant plus qu'en ces temps de renaissance d'un chauvinisme alimentaire - les « mangez français » et autres labels nationaux - le marché de l'exportation pourrait rapidement se fermer pour les producteurs luxembourgeois. Un problème qui se pose pour l'ensemble de l'agriculture du Grand-Duché.

Certains, comme Jean Stoll du Herdbuchverband, plaident pour avancer résolument sur le chemin de la qualité en s'imposant au Luxembourg des normes plus élevées que les moyennes européennes. Une démarche que suit par exemple le Danemark. Les standards sont déjà plus élevés aux États-Unis. Cette réorientation bousculerait cependant bon nombre d'habitudes et imposerait une nouvelle discipline pour laquelle tout le monde est loin d'être demandeur.

Cette démarche exigerait aussi du monde agricole qu'il avance de commun accord. Or, si les années 80 et 90 ont été marquées par la constitution de blocs, on assiste aujourd'hui, aussi dans le cadre de la Politique agricole commune et sa plus grande responsabilisation des agriculteurs, de plus en plus à un mouvement de chacun pour soi par des agriculteurs pensant davantage en chef d'entreprise. 

 

Jean-Lou Siweck
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