Avec Bérénice, Romeo Castellucci, Isabelle Huppert et Jean Racine nous livrent un théâtre à l’essence-même de la tragédie grecque face à la tragédie chrétienne, qui semble impossible à concevoir. On sait que l’auteur, Jean Racine a été éduqué à Port-Royal entre 1646 et 1655 – la date de son entrée aux Petites-écoles n’est pas vérifiable, il y fut entouré d’une tradition chrétienne sévère et déterminée dans l’idée du mal originel des êtres humains, sans le salut de Dieu – ce jansénisme qui fut d’abord une doctrine théologique fondée sur les écrits antipélagiens de saint Augustin.
Bérénice, que le metteur en scène et artiste plasticien Romeo Castellucci dit être la pièce la plus racinienne la plus ancrée dans l’idée du jansénisme, est également la plus difficile à monter. Il a choisi dès le début du projet avec Isabelle Huppert de ne mettre en exergue que le texte de Bérénice, en effaçant, quasiment entièrement, les interventions de Titus et d’Antiochus, les deux autres grands personnages de la pièce-poème écrite par Racine en alexandrins, c’est-à-dire en vers de douze syllabes (et deux hémistiches).
Castellucci, considéré comme un radical depuis ses débuts avec sa compagnie fondée avec sa sœur Claudia et son ex-femme Chiara Guidi, a déjà été de passage au Luxembourg avec Schwanengesang lors de la saison 2016/2017 au Kinneksbond, à Mamer. Il plonge très régulièrement les spectateurs des théâtres du monde entier dans des univers très marqués, oniriques ou cauchemardesques, en nous mettant à chaque fois devant le miroir de la condition humaine, comme une condition tragique.
Bérénice est le miroir du cauchemar de la solitude absolue, de l’abandon ressenti par une femme, une reine, la reine de Palestine face à la xénophobie du peuple et du sénat de Rome qui empêche Titus, l’amour de sa vie de se lier officiellement à elle. Ce sénat, ce peuple oblige Titus à répudier Bérénice par devoir politique. Elle sombre dans l’absolue détresse.
Isabelle Huppert, implacable et splendide telle une icône, radicale elle aussi, avec sa voix profonde et sa corporalité soulignée par l’esthétique et les transformations techniques, livre un poème sublimant les orientations, les accentuations ainsi que tous les souffles. Sa voix à la fois pré-enregistrée et en direct, délivre magistralement ce long poème tragique, dans le même vocabulaire esthétique que la scénographie. Celle-ci est faite de gazes, de panneaux-tableaux, d’un radiateur, d’un lave-linge, mais aussi de rideaux clairs et puis sombres, qui se superposent et qui coulent comme du sang, sur lesquels on découvre par moments des mots, des phrases ou des pourcentages projetés en lettres et nombres de la composition d’un corps humain. Une scène somptueuse offre à voir un gigantesque bouquet de fleurs aussi, telle une toile baroque, les fleurs se fanent articulées, au même rythme que la parole d’Isabelle Huppert qui bégaye jusqu’à l’aphasie. Presque figé, toujours aussi surpris par la maestria de Castellucci et de Huppert, on se retrouve face à un instant infiniment poétique, qui rend grâce à la tragédie antique et évidemment aussi à Racine.
Pour creuser davantage la réflexion sur cette incroyable association triangulaire, entre Racine, Huppert et Castellucci, nous nous sommes entretenus avec le metteur en scène. Voici ce qu’il a pensé en choisissant Bérénice pour sa création et son association à Isabelle Huppert ainsi qu’à la créatrice de mode, Iris van Herpen pour les costumes et Scott Gibbons pour le son et la musique.
Romeo Castellucci : La pièce à l’origine est celle de la solitude absolue et du néant, dans lequel disparaît une femme abandonnée, mais c’est surtout la pièce de la parole et de la pensée d’une femme dans ce qu’il y a de plus tragique. Ce long poème que Racine a écrit autour de 1670, est une tragédie historique en cinq actes et en vers. Elle a été représentée pour la première fois le 21 novembre 1670 à l’hôtel de Bourgogne, avec Marie Champmeslé, la nouvelle actrice vedette de cette époque, dans le rôle-titre. L’épître dédicatoire est adressée à Colbert. Pour moi, dans cette pièce, comme dans la tragédie antique en général et dans les copies qui en ont été faites, par exemple dans la tragédie chrétienne, dans laquelle s’inscrit Racine, il n’y a aucune issue possible. L’issue n’est qu’un échec ou le néant.
d’Land : Expliquez-nous davantage quelle est la différence entre la tragédie antique et la tragédie chrétienne et en quoi Bérénice est si complexe ?
Il y a de l’espérance dans la tragédie chrétienne avec un au-delà ou une idée du paradis. Bérénice choisit malgré toutes les pressions, seule son départ. Elle témoigne d’une énorme force intérieure. Depuis mes études, j’ai toujours été attiré par des auteurs qui s’approchaient de la tragédie grecque antique en tentant de lui insuffler l’espérance, dans une certaine idée chrétienne, mais c’est une impasse, voire un échec. Je me suis toujours senti proche de l’écriture de Hölderlin et de Racine. Et Bérénice est en effet la pièce que j’envisageais depuis longtemps. C’est une pièce bloquée, il y a cette paralysie qui anime les trois protagonistes principaux, Bérénice, Titus et Antiochus. Ils ne peuvent pas avancer, malgré leurs choix respectifs. Le souffle de la vie leur est enlevé. Il n’y a pas de personnage antagoniste à proprement parler, ici c’est Rome et en particulier son sénat avec une loi xénophobe qui sont les antagonistes. Ils obligent de rejeter comme future épouse de l’empereur Titus, la reine de Judée.
En ne conservant que le texte Bérénice, comme vous l’avez pensé, il s’agit d’une pièce qui tisse un lien avec la contemporanéité… Je sais que vous n’aimez pas parler de votre travail comme d’un théâtre politique, mais s’agit-il d’un théâtre philosophique, toujours et encore, celui de la mythologie aussi ?
Le théâtre politique est une caricature, nous sommes tous d’accord en regardant ces caricatures, ça ne sert à rien. En plus, nous sommes tous dans le système, dans le marché. Il n’y a pas de créateur qui serait en retraite, comme un moine et qui porterait un regard vraiment extérieur au devenir politique. Je tente pour ma part, de poser un miroir et je suis persuadé que le mal qui se trouve en chacun de nous, peut y être reflété. C’est sombre, oui, mais je ne crois pas au bien et au mal, je pense à la tragédie, comme constante expérience de la fin, de la mort. Mais bien sûr que les mythes, la mythologie, pas uniquement comme idées du passé, donnent des échos à ce qui nous entoure, puisque la vie se répète, pas à l’identique, mais dans les grands sentiments, les bouleversements et le principe de la fin inéluctable.
Donc si le mal est constant et ancré en nous, la politique actuelle, en Italie notamment, n’a rien de grave, celle de l’impossible migration vers l’Europe, les nationalismes exacerbés partout dans le monde, qui étonnamment suivent l’idéologie de l’extrême droite, tout cela n’est pas surprenant ?
Si, ça l’est, c’est très dangereux et aujourd’hui c’est très douloureux pour ce qui concerne la culture, par exemple, celle-ci est reliée à la tradition et la tradition aux valeurs, mais les valeurs de quoi, les valeurs de qui ?
La culture reste importante, comme le reflet d’une politique de plus en plus brutale à nouveau ?
C’est en effet envisageable à nouveau.
Je reviens vers votre travail et la tradition de la tragédie grecque face à une tragédie chrétienne et la transposition de celle-ci. Comment vous avez travaillé Bérénice avec Isabelle Huppert ?
Dès le début, avec Isabelle, ce fut un travail sur le langage, la parole, mais aussi le corps et le souffle des mots, celui des vers. Isabelle se met au service du texte, mais aussi des idées. J’avais des idées plus ou moins précises et nous les avons peu à peu transposées. Dans Bérénice, le mot qui revient le plus est « parle ». Parle, parle, parle-moi parce que malgré la parole, Bérénice ne parvient pas à transmettre sa parole. Dans le poème original de Racine, les trois personnages ne parviennent plus à se parler. C’est l’impossible communication lorsque l’on se quitte. On sombre dans une paralysie, elle sombre dans l’aphasie.
Tout est dans l’emphase dans Bérénice et Titus ainsi que la loi de Rome jouent des rôles cruciaux, est-ce parce que ce fut à l’origine un hommage de Racine à la monarchie ?
Bien sûr, c’est un texte destiné à la cour royale, en hommage au Roi Soleil, Louis XIV. Tout est noble, grand, lumineux. Moi, j’ai souhaité éclairer davantage Bérénice. Accentuer sa noblesse d’âme, ses grands sentiments face à l’abandon, au désamour de tout le peuple romain et finalement, sa décision de partir définitivement. Son départ est merveilleux et tragique, je pense qu’elle part vers le néant.
L’histoire ne sait pas situer la trace de cette reine, en effet. Ni ce qui lui est arrivé à la suite de son départ de Rome, ni sa mort, ni l’endroit où elle a été enterrée. Le néant en effet. Il y a dans la pièce, des moments sonores très noisy, des bribes de texte quasi incompréhensibles ou encore des moments transformés par un vocoder. Hormis le jeu, la danse ou les gestes, la scénographie comme tableau, les costumes, le son dans votre Bérénice joue un rôle majeur, comme cela est souvent le cas dans vos pièces. Je pense là à la Tragedia Endogonidia ou Minister’s Black Veil ou encore Neither.
Je travaille en effet depuis très longtemps avec Scott Gibbons, musicien et compositeur américain, qui ne crée jamais de bande son, mais plutôt des intentions sonores. Pour Bérénice, nous avons enregistré pendant quelques jours, les sons d’Isabelle Huppert, sa bouche, les petits bruits qu’elle fait, le souffle, la respiration, le corps. Scott a retravaillé tous ces sons pour accentuer l’interprétation du texte par Isabelle, mais aussi pour le rythme et pour identifier les actions. Il y a d’autres musiques que Scott a ajoutées bien sûr, surtout pour envelopper les passages de Titus et d’Antiochus, et ceux des sénateurs. Mais quand on écoute pendant la pièce, la composition de Scott, on ne sait pas que ce sont aussi des bruitages rassemblés et retravaillés.
Ce travail sonore plonge sans aucun doute le spectateur dans le sentiment cauchemardesque du désespoir monologué de cette femme sur scène. Pour finir sur Bérénice, qu’en est-il de Titus et d’Antiochus, pourquoi les avoir presque effacés, pouvez-vous revenir là-dessus ?
C’est Bérénice, et c’est elle, la femme que nous voulions entendre, voir et montrer, tenter de saisir sa pensée aussi, mais Titus et Antiochus sont de superbes personnages, tout aussi forts. Je pourrais faire des portraits, extraire en monologues l’un et l’autre ou séparément. Ici, j’ai vraiment souhaité faire incarner l’impossible parole, la paralysie. Ainsi, les performers s’expriment en gestes. Ils dansent.
Viendrez-vous un jour au Luxembourg voire votre public ? Et que préparez-vous actuellement ?
Je voulais venir cette fois-ci, vraiment. J’ai cherché toutes les possibilités à partir d’Amsterdam où je me trouve actuellement, mais ce n’était pas possible en train, ça prend un temps fou et autrement, ça n’a pas été possible non plus. Je répète actuellement, c’est-à-dire que nous créons une nouvelle pièce, avec le chef d’orchestre, Raphaël Pichon, quelque chose comme un pré-opéra, nourri des chansons qui viennent de la ville de Florence, une collection de chansons des Medici, à l’époque médiévale avant les opéras. Le titre est Le lacrime di Eros et la première aura lieu le 15 novembre à l’opéra national d’Amsterdam. Je viendrai un jour au Luxembourg, en personne.