Alors que le gouvernement CSV-DP veut « encadrer » le droit de manifester, un ancien « avant-projet de loi » réapparaît. Ce document à l’approche très répressive avait été rédigé par les services d’un ministre vert, avant d’être enterré dans les tiroirs. Léon Gloden va-t-il l’exhumer ?

Attroupement

Décembre 2021, durant une manifestation contre les mesures sanitaires
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 25.10.2024

Le document circule depuis plusieurs semaines dans le milieu associatif. Intitulé « (Avant-)projet de loi sur les rassemblements en plein air dans les lieux accessibles au public », il se lit comme une « Lex Greenpeace II ». Le droit de manifester s’y trouve « encadré » de manière draconienne. Le côté répressif est tellement prononcé que le Tageblatt en a déduit, hâtivement, que le texte provenait du nouveau ministre, très sécuritaire, Léon Gloden (CSV). Ce lundi, le quotidien eschois en a résumé la teneur dans un article intitulé « Einschränkungen im Namen der Ordnung » : « Ein erster Entwurf liegt nun vor, der Interpretationsspielraum für ein sehr restriktives Vorgehen ist gewaltig ». Les services de Léon Gloden ont démenti dans la journée : « Le ministère constate que l’article en question est basé sur l’avant-projet de loi élaboré par l’ancien ministre de la Sécurité intérieure, Henri Kox (Déi Gréng) ». Le document à l’approche très répressive précédait donc l’arrivée de Léon Gloden au ministère. Il était né sous un ministre vert. Le Tageblatt a dû se fendre d’un rectificatif le lendemain, tout en maintenant que le document continuerait à servir de « Diskussionsgrundlage » pour le nouveau projet de loi en cours d’élaboration. Léon Gloden veut-il effectivement s’en inspirer ? Le ministère des Affaires intérieures botte en touche : On communiquerait « le moment venu ».

C’est en février 2022 que les juristes du ministère de la Sécurité intérieure commencent à plancher sur un texte. Le brouillon qu’ils finissent par pondre tient en six pages. Il fait la distinction entre les bonnes et les mauvaises manifs. Il y a, d’un côté, le « rassemblement », où s’exprime « paisiblement une opinion ou une volonté ». Et puis il y a, de l’autre côté, l’« attroupement » qui « trouble l’ordre public ». Le manifestant qui se retrouve du mauvais côté de ces définitions, court un réel risque pénal. Les peines prévues sont sévères. Huit jours à deux ans pour celui qui ignore les sommations de dispersion. Quinze jours à trois ans pour celui qui dissimule « tout ou partie de son visage ». Six mois à trois ans pour celui qui porte une « arme », c’est-à-dire « tous objets ou substances quelconques pouvant servir à blesser, frapper ou menacer ». Chasse enfin aux Rädelsführer et autres cattivi maestri : « Est puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans […], celui qui provoque directement un attroupement armé, soit par des cris soit par des écrits […] ».

Les Verts sont embarrassés. « Ce texte ne nous paraissait pas assez équilibré pour l’envoyer op den Instanzewee ; nous l’avons donc stoppé », martèle l’ancienne ministre de la Justice, Sam Tanson (Déi Gréng). En effet, le document n’a jamais été déposé, ni même présenté au conseil de gouvernement. Ce ne serait qu’un brouillon parmi d’autres élaboré par des fonctionnaires, dit Tanson. Elle se rappelle avoir immédiatement eu « un mauvais sentiment » à sa lecture. Kox et Tanson décident donc de lancer une série de concertations avec la société civile, dont les retours n’auraient « pas été positifs ». Or, les élections approchaient, le temps aurait manqué pour rédiger un nouveau texte. L’ébauche finit donc enterrée dans les tiroirs ministériels. Léon Gloden a pu le retrouver quand il a emménagé au ministère.

Si les fonctionnaires ont pondu un texte ouvertement répressif sous un ministre vert, quelle sera leur version sous un ministre CSV ? De Milei à Meloni, en passant par Macron, le droit de manifester se voit réduit dans de nombreux pays. C’est sous haute pression que le ministre de la Sécurité intérieure avait tenté de légiférer en 2022-2023. Comme souvent, les juristes du ministère cherchaient inspiration auprès de leurs collègues belges. Or, ceux-ci venaient justement de prendre leur virage sécuritaire, en élaborant une « loi anti-casseurs », décriée comme « loi anti-manifs » (et retirée entretemps sur pression des syndicats). Sur le front domestique, Kox se faisait traiter de laxiste par le syndicat de la Police, le CSV et le Stater DP. Ceux-ci avaient identifié le ministre de l’Est comme le maillon faible de la coalition, dénonçant sans relâche sa prétendue « grüne Kuschelpolitik ». Le 7 décembre 2021, trois jours chrono après l’invasion du Marché de Noël et l’assiégement de la maison du Premier ministre, le député CSV Laurent Mosar déposait une motion invitant le gouvernement à « examiner la nécessité d’un durcissement des sanctions pénales pour les initiateurs de manifestations non-autorisées ». Un mois et demi plus tard, le CSV revenait à la charge, revendiquant des moyens supplémentaires pour contenir les manifs, notamment la possibilité d’infiltrer de policiers en civil dans les cortèges. « Mosar wiederholte in dem Kontext die langjährige Forderung der CSV nach einem generellen Platzverbot », notait le Wort. (Il y a trois semaines, le ministre Léon Gloden assurait aux députés que ce dispositif n’allait pas empiéter sur le droit de manifester.)

Pour « prévenir l’émergence de mouvements ultraviolents et de casseurs », la coalition libérale donna finalement un léger tour de vis, peu avant les élections. Le 19 juillet 2023, la Chambre votait le relèvement des seuils de peine (entre six mois et deux ans) pour les faits de rébellion (sans arme), afin que le juge d’instruction « ait au moins la possibilité » de décerner un mandat de dépôt, c’est-à-dire d’enfermer un manifestant. Le champ d’application du délit d’« outrage » était, lui aussi, étendu pour inclure les lancers de fumigènes et de canettes. Les « crachats » se trouvèrent également ajoutés à la liste. « Mir waren am Covid ënnerwee », rappelait le rapporteur de la loi, Charles Margue (Déi Gréng), en amont du vote.

Laurent Mosar jubilait. Une fois n’étant pas coutume, son parti voterait « mat grousser Begeeschterung » le projet de la coalition libérale. Mais il faudrait aller plus loin encore. Dans son programme électoral, le CSV proposait d’introduire un « Demonstrationsgesetz mit klaren Regeln » qui permettrait de tenir responsables les organisateurs, voire d’interdire les rassemblements « unter verschiedenen Voraussetzungen ». La proposition se retrouve dans l’accord de coalition, quoique de manière très générique : « Le gouvernement introduira un cadre juridique nécessaire au bon déroulement des rassemblements, en garantissant le droit constitutionnel de réunion pacifique et des rassemblements en plein air. » (Bien que le CSV ne le cite que rarement, il existe également un impératif constitutionnel de revoir l’encadrement du droit de manifester. Car celui-ci devrait être réservé à la loi et non être sujet à de simples règlements communaux.)

Le duo Gloden-Mosar, se retrouve aujourd’hui aux manettes. Le premier a déposé le projet de loi sur le Platzverweis, dont le second vient d’être nommé rapporteur. Au début des années 2000, Laurent Mosar était déjà rapporteur des projets de loi répressifs de Luc Frieden, dont celui « garantissant l’usage paisible de la propriété ». Déposé en décembre 2002, ce texte entrera dans l’Histoire sociale comme « Lex Greenpeace ». C’était une réponse bâclée à l’occupation, deux mois plus tôt, des 28 stations Esso (Exxon Mobile) grand-ducales par des centaines de militants de l’ONG qui visait ainsi « l’ennemi climatique n°1 ». Ce projet de loi représente le Luc Frieden des années 2000, en pleine armure law & order. Il proposait de punir d’un mois à cinq ans les manifestants occupant « des bureaux, locaux de commerce, usines ou toute autre propriété » dans le dessein d’empêcher « les activités qui s’y déroulent ». (Étaient également visées les occupations « des écoles, des gares ou de réseaux de communications ferroviaires ».) La « Lex Greenpeace » buta sur la résistance d’une société civile alors encore vivace. Même le CSJ, présidé par l’actuel député-maire Laurent Zeimet, montait aux barricades. Le projet de loi fut discrètement retiré le 26 octobre 2004. C’était il y a vingt ans exactement.

La « Lex Greenpeace » avait été rédigée pour contrer les modes d’action du mouvement altermondialiste. Pendant l’hiver 2021-2022, la société était choquée par les débordements violents en marge des manifs contre les mesures sanitaires. Les députés y voyaient « l’émergence de nouvelles formes de violences », voire « un nouveau phénomène ici au Luxembourg ». C’étaient surtout les attaques visant les maisons de ministres qui avaient brisé un tabou. (L’avant-projet de loi, concocté sous Kox, tentait maladroitement d’y répondre par la possibilité d’interdire une manifestation « devant un immeuble destiné à l’habitation », c’est-à-dire quasiment partout.)

Il ne faut pourtant pas remonter jusqu’à la période de l’entre-deux-guerres pour trouver des cas de violence dirigée contre des politiciens et la presse. En juillet 1998, 6 000 fonctionnaires-grévistes sont rassemblés sur le Knuedler où siégeait alors la Chambre le temps des rénovations. La sono de la CGFP crache de la musique classique. Montant les escaliers, les députés de la majorité (et ceux de l’ADR), qui s’apprêtent à voter une réduction des droits de pension, sont accueillis par une pluie d’œufs et de tomates. Luc Frieden aurait été touché par un projectile au niveau des côtes, relate la Revue.

En novembre 1956, des centaines d’élèves tentent de prendre d’assaut l’imprimerie du quotidien communiste Cope, en signe de protestation contre l’invasion soviétique de la Hongrie. Environ 200 adolescents se dirigent ensuite au Belair. Ils visent la maison du professeur (et ex-membre du KPL) Pierre Biermann, jetant des pierres contre la façade et à travers les fenêtres. Quelques jours plus tard, celui-ci témoigne dans le Wort : « Anschließend kam es nachts und die folgenden Tage zu unaufhörlichen Telephonanrufen durch die besonders Mutige anonym mich und meine Familie mit Unflätigkeiten und Todesdrohungen überschütteten. »

En octobre 1947, quelque 5 000 anciens enrôlés de force défilent derrière la bannière « Mir si keng Preisen ». La manif de « Ons Jongen » dérape. L’imprimerie Saint-Paul est attaquée, les vitrines volent en éclats. Le cortège se dirige ensuite vers le domicile privé du Premier ministre, Pierre Dupong, « wo die Haustüre zertrümmert, weitere Schäden jedoch durch rechtzeitig herabgelassene Rollläden verhütet wurden », note le Wort. Enhardis, les émeutiers tentent enfin de prendre le contrôle des locaux de RTL-Radio, situés dans la Villa Louvigny. Au lendemain de cette émeute oubliée par l’Histoire, le Wort parlera d’une « rupture » consommée entre une partie de la jeunesse et la « nation en tant que telle ».

Bernard Thomas
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