Cinéaste, anthropologue, peintre ou photographe ? Pedro Costa est un peu tout cela. Il était invité à la cinémathèque et au cinéma Klub

Sortir de l’ombre

d'Lëtzebuerger Land du 10.02.2023

d’Land : Votre père était journaliste et il a été l’une des « voix » de la Révolution des Œillets...

Pedro Costa : Pendant deux mois, mon père a retransmis les communiqués de la Révolution des Œillets. J’avais presque treize ans quand celle-ci a eu lieu. Je me souviens encore des manifestations dans les rues. Ce changement m’a accompagné jusqu’à l’université, où l’histoire que j’ai étudiée était très différente de celle de la génération de mon père.

Vous avez une formation d’historien avant de vous orienter vers des études cinématographiques. Le choix du cinéma, était-il une autre façon d’écrire l’histoire, en l’occurrence une histoire populaire, officieuse, du Portugal et de ses marges ?

Non, au début, je n’avais pas ce projet en tête. Ce qui est en revanche certain, c’est que l’histoire a beaucoup à voir avec le cinéma. J’étais déjà très cinéphile, je voyais tout ce qui passait en salles, mais l’idée de devenir réalisateur est venue plus tard. J’ai intégré l’école de cinéma en 1981. Je devais y rester trois ans et demi, mais je suis parti au bout de deux ans car on m’a proposé un travail d’assistant à la production. Je pensais pouvoir concilier les deux, l’école et le métier, mais ce n’était pas possible. J’ai donc quitté l’école.

António Reis (1927-1991) était un de vos professeurs. Comment se déroulaient ses enseignements et quelle influence a-t-il eu sur votre travail ?

Il est le professeur qui m’a fait passer le concours d’admission, basé sur des entretiens. J’ai ai très vite compris qu’il était la force majeure de cette école. Il y avait bien sûr d’autres cinéastes, mais lui était vraiment à part : il était poète, ethnologue. Dans sa jeunesse, il avait mené plusieurs travaux au Nord du Portugal. Au moment où j’intègre l’école, il vient tout juste de réaliser un film important (Trás-Os-Montes, 1976), qui a été très apprécié, suivi d’un deuxième et d’un troisième film. Puis il est mort. António Reis montrait des films, puis on en parlait ensemble ; il nous incitait aussi à écrire sur les films. Je me souviens qu’à cette époque l’école avait une petite filmothèque, une vingtaine de films classiques en pellicule 35 mm – on y trouvait Tabou (1931) de Murnau, Voyage en Italie (1954) de Rossellini, La Ligne générale (1929) d’Eisenstein. Pendant la majeure partie des cours, il parlait, mais pas de cinéma. À partir d’un film ou d’un plan, il convoquait la peinture, la sculpture, les arts primitifs très souvent, ou encore des poteries et des tapisseries, ce qui l’intéressait plus encore que le cinéma. Il s’éloignait du cinéma, en nous parlant d’églises, de cathédrales, et je crois qu’il a bien fait.

On connaît votre goût pour la peinture flamande en particulier. Or dans Trás-os-Montes, on est en pleine peinture hollandaise.

Tous les grands films ressemblent un peu à cela, dès lors qu’ils ont un côté documentaire. J’aime ce moment où la peinture devient « documentaire ». C’est la peinture hollandaise qui, la première, commence à regarder les gens, les métiers, la campagne, les villes, les intérieurs, les fêtes... Tout ce que va faire le cinéma ensuite.

J’ai l’impression que la construction constitue chez vous un modèle cinématographique. Non seulement le montage est un enchevêtrement de briques, mais vos films sont remplis de manœuvres, de maçons, d’histoires de chantiers, de maisons en construction ou en démolition.

Oui, peut-être. Dans mon premier film, O Sangue (1989), il y avait quelque chose de cela, la peur de perdre sa maison. Je crois que la peur de perdre un père, une mère, des amis, a quelque chose à avoir avec la maison… On dit d’ailleurs souvent qu’un film, c’est une maison. Cela vient sans doute du fait que j’ai commencé à travailler avec des gens qui étaient maçons. Cela dit, beaucoup de films américains classiques ont auparavant filmé la vie de maçons dans les villes. Il y a par exemple ce film qui est pour moi l’un des plus grands films des années cinquante, Give Us This Day (1949), d’Edward Dmytryk, l’un des « Dix d’Hollywood » (cinéastes blacklistés sous le maccarthysme, ndlr).

Vous êtes attaché à une certaine tradition de travail avec des acteurs non professionnels. Considérez-vous que le cinéma puisse être un instrument d’émancipation, une maison où chacun aurait sa place ?

Je dois avouer que j’ai fait deux films qui mélangeaient un peu les deux, acteurs et non-acteurs : O Sangue et Casa de lava (1995), avec des gens du village où l’on tournait. Dans mon troisième film aussi, Ossos (1997), il y avait quelques acteurs aussi. À partir de La chambre de Vanda, j’ai décidé de changer de façon de faire et de produire seul, avec moins d’argent et de moyens, d’adopter une façon plus « documentaire » et une durée plus longue, il a fallu faire avec des gens qui n’étaient pas professionnels. C’est une autre façon d’envisager le cinéma. Mon rêve de cinéma, c’est autre chose que d’écrire un scénario et de répondre aux impératifs d’un casting. Le casting, c’est selon moi le premier pas vers une espèce de « fascisme » : tu dois regarder qui est plus beau que l’autre, examiner ses cheveux, sa voix… Réaliser des films avec de tels principes ne m’intéresse pas. Cela exclut beaucoup de monde.

Que devient aujourd’hui Vanda, la protagoniste d’Ossos, de La Chambre de Vanda et d’En avant jeunesse ! (2006). Avez-vous des nouvelles d’elle ? Est-elle sortie de la dépendance à la drogue ?

Elle est partie en Allemagne travailler avec son mari en 2007 ou 2008. Elle a coupé les liens avec tout le monde, avec sa famille. Sa fille, que l’on voit dans La chambre de Vanda, est morte, à seize ans, au Portugal. Dans En avant jeunesse, je me souviens qu’elle essayait de décrocher, elle était alors sous méthadone.

Quel regard portait-elle sur votre film, la Chambre de Vanda, et donc sur elle-même ? Est-ce que votre film a eu un effet positif sur elle ?

Elle le voyait comme une espèce de comédie, voire de film burlesque, sur elle-même et le quartier Fontainhas, à Lisbonne. Je trouvais ce monde pathétique, très cruel. Un film n’est malheureusement pas assez puissant pour réaliser un changement. En revanche, l’argent le peut. Si on avait beaucoup d’argent avec des acteurs très bien payés, là ça changerait tout… Il y a de nombreux cas dans l’histoire du cinéma où des acteurs non professionnels se sont soudainement enrichis. Mais en général, ça finit très mal…

Il y aurait un malentendu au sujet de votre supposé caravagisme. Les clairs-obscurs résultent plutôt d’une contrainte technique liée aux lieux exigus, pleins d’ombres, que d’une intention esthétique de votre part, c’est bien cela ?

Comme on a très peu de lumière artificielle, il faut se placer près des rares sources de lumière naturelle dont on dispose. Pour moi, ça a commencé avec La chambre de Vanda ; il se trouve que la lumière qui entre par des fenêtres prend une forme directionnelle. Normalement, on a une source de lumière autour de laquelle on fait des éclairages. Dans ce film, j’ai laissé le noir autour de la seule lumière qui était présente dans la chambre de Vanda ou la maison des garçons. Je travaillais avec des caméras bon marché, pour amateurs, qui ne sont pas suffisamment sensibles. J’ai donc exposé les visages et laissé tout le reste noir. Quelqu’un, après avoir vu le film, a évoqué Caravage. Moi, d’un point de vue plastique, je trouve cela dommage pour Caravage, car dans ses noirs, il y a tout de même des détails, des contours… Beaucoup de choses qui n’ont rien à voir avec un travail en vidéo. Le malentendu vient plutôt du fait que je n’apprécie pas tellement la peinture de Caravage. Je lui préfère la peinture flamande, les paysans, la nature, le sens du collectif, une certaine atmosphère, tout ce qui n’est pas dans mes films finalement ! Mais mon ambition, ce serait un jour de parvenir à sortir de la chambre, du noir.

Les Cap-Verdiens présents dans vos films paraissent exploités, abattus, dégradés par les conditions d’accueil inhumaines au Portugal. Il semble n’y avoir ni révolte, ni lutte en eux, aucune possibilité de changement ne semble possible de leur côté, comme s’ils étaient définitivement vaincus...

En Europe, parmi les immigrants, on ne trouve pas vraiment de révolte, mais plutôt un désir d’intégration. On veut avoir un travail et vivre discrètement. Chez moi, au Portugal, c’est la même chose, mais en plus pauvre. Peut-être les Cap-Verdiens sont-ils plus résignés, plus dociles, je ne sais pas... Je crois que cela démontre surtout la puissance du capitalisme dans chaque lieu, et de ses formes sans cesse renouvelées pour résoudre ses problèmes.

D’où viennent les photographies en noir et blanc mises au début de Cavaleiro Dinheiro (2014) ?

C’est un photographe danois émigré aux États-Unis au début du vingtième siècle, Jacob Riis (1849-1914), un homme plutôt militant qui écrivait sur ce qu’il voyait. Il a beaucoup photographié les immigrants de New York, dans les tènements. J’ai souhaité que mon film débute avec ses photographies pour confondre les temporalités et pour acter d’une réalité immuable ; la photo a en outre un caractère funeste, c’est fixé.

Il y a aussi un beau tableau, le portrait d’un homme noir que l’on rencontre au début du film...

Au cinéma, quand on filme un Noir, le plus souvent, il n’apparaît pas. Même Ken Loach, cinéaste de gauche, filme les Noirs avec ses pieds ; il s’en fiche totalement. Même la plupart des films africains oublient cela et se préoccupent plus de contenu que de forme. Mais chez Rubens, chez Géricault, Delacroix, il y a de belles esquisses de têtes de Noirs, en lien avec une peinture de l’esclavage et des serviteurs. Ce sont des gens engagés dans un travail soigné : c’était des « professionnels ». Ils m’ont montré comment traiter des peaux foncées, celles qui reflètent le plus la lumière. Commence alors un travail sérieux, comme cette huile de Géricault placée au début de Cavaleiro Dinheiro. Géricault n’avait pas nos problèmes d’éclairage électrique, mais il savait rendre toutes les nuances et les beautés de cette couleur. Certains croient que mes films veulent montrer la beauté de la misère, mais ce n’est pas ça : nous menons un travail décent, à la fois de physionomie et de reproduction de leurs vies et de leurs rêves en fiction avec leurs propres mots en créole.

Que fait votre acteur fétiche, Ventura, quand il n’est pas l’interprète de vos films ?

Il vit avec sa femme et ses enfants et mène une vie de retraité à Lisbonne.

Loïc Millot
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