Fir de Choix, Part II

Les maisons relais sont un ersatz d’une Ganzdagsschoul que la politique n’a pu imposer aux enseignants
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 10.02.2023

La pétition « Elterengeld amplatz vun institutionnelle Ariichtungen » vient d’atteindre 5 096 signatures, et devrait être débattue prochainement à la Chambre. Son auteur, Luc Martiny, est membre de l’ADR et se dit prêt à se présenter aux législatives, si son parti le lui demandait. Éducateur gradué de formation, le résident de Kopstal a choisi l’angle social pour motiver sa pétition : « Leit mat wéineg Akommes hunn aktuell net de Choix, si mussen Kanner an Institutiounen ofginn, soss geet et hannen bis fir net duer » Contacté par le Land, il critique le gouvernement qui miserait sur « eng schaffend Gesellschaft ». Et de s’interroger : « Ass eng Fra jeemools gefrot ginn, ob si dat wierklech wëll hunn ? » Sa pétition a notamment trouvé le soutien des milieux traditionnalistes, dont le groupe Facebook « Méi Elteren, manner Staat » qui est suivi par plus de 4 000 personnes. « Firwat Mammen an d’Aarbechtswelt schécken, wann hiert ënnerlechst Wiesen hinne seet, dass hir Plaz doheem, bei de Kanner ass », y lit-on.

Le CSV s’est illico emparé du sujet. Ce samedi, Martine Hansen a publié une tribune libre dans le Wort : « Will man den Müttern und Vätern – sowie jenen, die es werden wollen – etwa sagen, sie seien mit dieser Aufgabe ohnehin überfordert und die Kinder seien sowieso besser in einer Betreuungsstruktur aufgehoben ? », s’interroge la coprésidente de la fraction. 43 ans plus tôt, Erna Hennicot-Schoeppges avait écrit dans le même journal : « Kinderkriegen scheint eine lästige Sache geworden zu sein. Möglichst schnell will man sich ihrer erledigen [sic]. Darum werden mehr Kinderkrippen gefordert. » Et la présidente des Femmes chrétiennes-sociales de s’emporter dans un délire réactionnaire : « Da wird der Wille am Überleben eines Volkes angezweifelt, da wird seine Eigenständigkeit und sein Wert in Frage gestellt. Da kommt die Ärztin vom Tageblatt-Dienst über Orgasmus und Vaginismus jetzt bei der Homosexualität an ». Même si le CSV a depuis abandonné ces positions hardcore (à l’ADR), la « Familljepolitik » reste un moyen privilégié pour mobiliser sa clientèle électorale. Martine Hansen se remet donc à critiquer un « einseitiges Kinderbetreuungsmodell » et à réclamer une « größtmögliche Entscheidungsfreiheit ».

Le discours sur les foyers scolaires est imprégné d’une forte charge morale et idéologique. Critiques fondées et clichés sociaux s’y coagulent. Des rumeurs se propagent sans se heurter aux moindres données empiriques. On parle ainsi beaucoup d’enfants inscrits de sept heures du matin à sept heures du soir, qui passent la totalité de leurs vacances scolaires à la maison relais. Mais combien sont-ils réellement ? Et quel est leur background social ? Aucune étude n’a jusqu’ici livré de réponses à ces questions. De même qu’on attend toujours une première analyse comparative sur les meilleures (et pires) pratiques dans les communes et organismes conventionnés (Caritas, Croix-Rouge, Inter-Actions, etc.) qui gèrent les maisons relais. En attendant, le Wort improvise sur le thème du déclinisme. Les maisons relais seraient source de « souffrance » pour les enfants, engendrant « Beziehungsarmut », « kognitive Defizite » et « Entwicklungsstörungen ». La situation serait « catastrophique », pouvait-on lire dans un édito fin décembre. Les parents s’éloigneraient (« entfremden ») de leurs enfants, « parce qu’ils ne savent plus ce qu’être parent veut dire ». Dans la même édition, le dirigeant d’une maison relais se lâcha contre les parents : « Sie geben ihre Verantwortung mehr und mehr ab, und ihr Elterninstinkt geht mehr und mehr verloren ». Un sermon culpabilisant qui a rendu quasi-inaudible sa revendication, très concrète, d’une révision du ratio d’encadrement. Au Luxembourg, celui-ci s’établit à un éducateur pour onze enfants, contre un par 7,5 en Allemagne. Les éducateurs (dont la plupart sont embauchés avec des contrats à mi-temps) estiment ne pas avoir le temps nécessaire pour s’occuper individuellement des enfants. Le niveau de stress est également épinglé : « Die meisten Kinder […] betrachten die hohe Geräuschkulisse und die mangelnde Rückzugsmöglichkeiten während der Betreuung als sehr belastend », lit-on dans les conclusions d’une enquête menée par l’Uni.lu au sein d’une maison relais gérée par la commune de Strassen (qui avait commandité l’étude).

Le débat tourne en rond, et la pétition de Luc Martiny provoque une impression de déjà-vu. Le 5 mai dernier, c’était à Jules Clement d’avoir son quart d’heure au Parlement. Accompagné par son épouse, sa sœur et sa mère, il présenta la pétition « Ënnerstëtzung fir d’Elteren deenen hier Kanner net an eng Maison relais ginn », qui avait recueilli 4 879 signatures. Clement réclama des compensations financières pour les parents « qui s’efforcent tous les jours à éduquer eux-mêmes leurs enfants » ; en contrepartie, l’État pourrait « réaliser des économies au niveau des infrastructures et des frais de fonctionnement des maisons relais ». Sous la bannière du « choix », le CSV, l’ADR et les Pirates se rangèrent derrière cette proposition. La ministre de la Famille, Corinne Cahen (DP), opposa un niet et parla « aus dem Häerz eraus » : « À Bonnevoie où j’habite, la plupart des enfants – ou beaucoup d’enfants – ne mangeaient autrefois rien du tout à midi ». Elle mit en garde contre les abus potentiels : « Que va-t-il arriver si on donne de l’argent aux parents pour qu’ils n’envoient pas leurs enfants à la maison relais ? Ceci ne comporte-t-il pas le risque qu’au final, cet argent ne bénéficie pas aux enfants ? »

La revendication d’une nouvelle allocation d’éducation (abolie en 2015 par la coalition libérale) est portée par une classe moyenne luxembourgeoise qui conçoit sa réalité sociale comme une évidence : Des grands-parents au pays, un salaire confortable et un héritage familial qui soulage la charge de la dette hypothécaire. Travaillant souvent pour l’État, elle est accoutumée à un employeur accommodant. (Même si les disparités de genre restent très prononcées dans la fonction publique : 5 968 femmes y travaillent à temps partiel, contre 1 326 hommes seulement.) Plutôt qu’une amélioration de l’offre publique, les pétitionnaires réclament des subventions individuelles pour sortir du système des maisons relais. Dans cette logique, les foyers scolaires sont destinés à redevenir ce qu’ils étaient jusqu’en 2005 : une offre réservée aux monoparentaux et aux salariés précarisés. Or, comme l’écrivait le chercheur britannique Richard Titmuss dès 1969, « services for the poor are poor services ».

Le ministre de l’Éducation, Claude Meisch (DP), a présenté la gratuité des maisons relais comme une concrétisation « d’une école ouverte à temps complet ». Or, en réalité, les foyers scolaires ne sont qu’un ersatz d’une Ganzdagsschoul que la politique n’a pu imposer aux enseignants. Ce compromis à la luxembourgeoise génère un certain stress quotidien. Les lundis, mercredis et vendredis, la majorité des enfants mène une vie pendulaire : de la maison à l’école, de l’école au foyer, du foyer à l’école, de l’école au foyer, du foyer à la maison.

Entre enseignants et éducateurs, les tensions étaient latentes ; l’aide aux devoirs, que les premiers ont externalisée aux seconds, les a rendues patentes. Dès 2011, les chercheurs de l’Uni.lu pointaient dans Forum le « Spannungsverhältnis » qu’engendrait la question de l’aide aux devoirs : « Übernimmt die Maison relais dafür die Verantwortung, verwischt sie die Grenzen zum Unterricht und wird zu einer Art Ganztagsschule. Tut sie dies nicht, gerät sie in Konflikt mit den Erwartungen der Eltern […] und gerät dann aus deren Sicht in Verdacht, nur mehr die ‘schlechtere’ Alternative zur häuslichen Betreuung zu sein. » En septembre, les maisons relais ont franchi le Rubicon. Elles sont officiellement chargées d’« assister » les élèves dans leurs devoirs ; « en revanche », précisait le ministère, « il n’appartient pas au personnel des structures d’accueil d’expliquer aux enfants des matières qu’ils n’ont pas comprises ». Face à cette nouvelle tâche, les éducateurs se sentent en effet mal outillés ; la plupart proposent simplement un cadre calme et une surveillance aux élèves désirant se mettre à leurs devoirs.

Alors que le système scolaire reproduit de manière implacable les inégalités sociales, les maisons relais pourraient en théorie fournir un correctif, les éducateurs (« Sozialpädagogen » en allemand) suivant les familles sur la longue durée. Dans une interview parue en septembre sur Science.lu, la chercheuse au Liser, Audrey Bousselin, citait des études longitudinales américaines analysant l’impact des structures d’accueil sur le développement des enfants en situation familiale précaire. « Elles mettent en lumière des effets positifs à long terme, et cela, jusqu’à l’âge adulte : meilleurs résultats scolaires, moins de comportements à risque, moins d’abus de drogues, taux de chômage plus faible, etc. » Lors du débat à la Chambre en mai dernier, il fallut attendre trois quarts d’heure avant qu’une députée (Simone Asselborn-Bintz ; LSAP) ne thématise le rôle de « socialisation » et d’« intégration » des maisons relais. Face au Land, Corinne Cahen met l’accent sur la « mixité sociale », « wou mir all zesumme kommen, an all un engem Strang zéien ». Ces considérations de cohésion sociale restent largement absentes des discussions actuelles. Ce n’est probablement pas un hasard si la revendication de l’« Elterengeld » refait surface au moment où de nombreux propriétaires sont pris au piège par les taux variables. Contraints de travailler à temps plein pour rembourser leur prêt immobilier, ils se découvrent, à leur tour, tributaires des structures d’accueil. L’exigence d’une compensation financière pour pouvoir s’occuper des enfants correspond, en fin de compte, à une subvention étatique des mensualités.

Bernard Thomas
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