« Ce que nous voulons ? Que notre situation trouve une solution politique et non pas qu’elle doive à nouveau être réglée devant les tribunaux ! » Luc Wildanger est très clair et structuré dans son discours. À 32 ans, crâne rasé, oreille percée et pull en V sous une veste décontractée, il est à l’aise au Lycée Robert Schuman, où il travaille depuis la fin de ses études d’allemand et de philosophie en Allemagne. Lorsqu’il traverse les couloirs, les collègues le saluent, lui lancent un « ça va ? », ils le respectent. « Je suis bien dans mon lycée, je m’y sens enraciné, je ne voudrais plus le quitter ! » Il est président du comité des enseignants, très engagé dans les activités de l’école, est responsable du journal interne des élèves.
Mais Luc Wildanger n’est officiellement pas un « prof » fonctionnaire. Son statut officiel est celui de chargé d’enseignement ou d’éducation, statut introduit en 2010. Un statut hautement discriminatoire, juge-t-il, aussi bien en ce qui concerne la tâche qui incombe à ces enseignants de deuxième classe, que, surtout, en ce qui concerne la rémunération. C’est pourquoi lui et quelques collègues ont fondé, en juin de l’année dernière, l’Acen, l’Association des chargés de l’enseignement national asbl. Après moins d’un an d’existence, l’association revendique quelque 700 membres, soit plus de la moitié des chargés employés par le ministère, et participe aux élections sociales, ce qui fait d’elle un syndicat.
« Bien que nous ayons de bonnes relations avec les trois syndicats d’enseignants, et que beaucoup de nos membres cotisaient chez l’un ou l’autre de ces syndicats, nous ne nous sommes jamais sentis représentés par aucun d’entre eux, regrette Luc Wildanger, président de l’Acen. Nous aimerions simplement être associés aux débats qui nous concernent et qui ont des conséquences pour nous, les chargés. » L’histoire des chargés dans l’Éducation nationale est longue – et se répète en boucle. Elle n’avance qu’à coups de jugements suite aux procès intentés par les concernés. En 1997, les « chargés de cours » sont abolis et transformés en « chargés d’éducation », la tâche fixée à 24 heures (contre 22 pour un prof) et, surtout, le classement en grade dramatiquement revu à la baisse pour les nouveaux recrutements, de la carrière E6 de l’ancien chargé de cours (correspondant à 80 pour cent du salaire d’un prof fonctionnarisé) au grade E3ter (pour les détenteurs d’un master). L’Acen a calculé qu’en moyenne, comme le chargé d’éducation n’a pas droit aux décharges pour ancienneté, ni à la prise en compte de coefficients selon le niveau de la classe où il enseigne, il n’aurait que 52 pour cent du salaire brut d’un fonctionnaire dans sa carrière. Des inégalités qui les mettent en rage.
Le « y’a qu’à » qu’on leur oppose souvent – y’a qu’à faire l’examen pour devenir prof, par exemple –, est injuste, affirme Luc Wildanger. Qui cite en exemple son propre cas : parallèlement à ses études spécialisées, il a suivi des cours de pédagogie et de didactique en Allemagne, mais n’a pas fait l’examen final. Puis, revenu au Luxembourg, il a, durant un premier emploi à l’Institut national de langues, suivi une deuxième formation interne en pédagogie – formation non reconnue par le ministère. Entretemps, il avait quatre années d’expérience en tant que chargé d’éducation dans son lycée, avait un contrat à durée indéterminée après avoir passé les tests afférents et s’y sentait à l’aise. « Je ne voulais plus commencer à zéro en passant l’examen d’entrée et le stage pédagogique – et risquer d’être muté ailleurs. » Alors il décide de rester où il est.
« Le ministère affirme toujours qu’il ne voudrait plus avoir recours à des chargés, mais qu’il avait toujours besoin de nous parce qu’il n’y a pas assez de candidats pour devenir professeurs, raconte Luc Wildanger. C’est faux. Nous avons tous fait des études pour devenir prof ! » Et d’accuser le système de recrutement et de formation d’être responsable de la débâcle. Il y a aujourd’hui, selon les estimations de l’Acen, quelque 1 200 chargés, tous les ordres d’enseignement secondaires confondus. S’ils ont un emploi, c’est parce qu’ils sont indispensables au fonctionnement de l’école. Mais dans l’enseignement fondamental, 57 pour cent des candidats n’ont pas réussi l’examen d’entrée l’année dernière. Et dans l’enseignement secondaire et secondaire technique, « un quart des candidats trouvent l’examen et le stage si absurdes et éreintants qu’ils ne veulent pas les faire », estime encore Luc Wildanger. Une centaine parmi eux toutefois suivent la formation en cours d’emploi par an, ce qui leur permet de décrocher un de ces CDI tant convoités.
Puis il y a les cas spéciaux : le détenteur d’un doctorat en biologie qui a réussi l’examen et le concours quatre fois, mais ne s’est pas classé en rang utile – et n’a donc pas pu être fonctionnarisé. Il continue à enseigner en tant que chargé. Ce qui prouve que le travail est là. Mais un chargé est nettement moins cher qu’un fonctionnaire. De là à voir dans les méthodes d’embauche du ministère un simple moyen de faire des économies sur le dos des chargés, il n’y a qu’un pas. Car comment est-ce que quelqu’un qui serait « trop mauvais » pour devenir prof pourrait néanmoins enseigner les mêmes élèves avec un statut beaucoup plus précaire ? Soit il est bon et il enseigne, soit il ne l’est pas et il devrait, en toute logique, quitter l’éducation nationale. Quant aux élèves, ils ignorent tout des différents statuts de leurs enseignants – à raison.
En 2013/2014, derniers chiffres disponibles, le plan de recrutement du ministère de l’Éducation nationale prévoyait 271 postes d’enseignants, dont seulement 192 ont pu être occupés, affirme le ministre Claude Meisch (DP) dans sa réponse à une question parlementaire du député de La Gauche, Justin Turpel. Pour la dernière rentrée, 76 nouveaux chargés ont été recrutés. 76,8 pour cent de tous les chargés ont un CDI. Or, l’Acen fustige non seulement les conditions de rémunération inégalitaires des chargés, mais aussi le fait qu’ils soient souvent vus comme enseignants de seconde classe, corvéables à merci : certains se sont vu contraints d’accepter des réduction de leur cadre, et donc une diminution de leur salaire en conséquence, le travail venant à manquer. D’autres se voient alors proposer de travailler dans plusieurs lycées, mais doivent payer les frais de route de leur propre poche – ce qui peut faire beaucoup, si on doit faire des allers-retours entre Esch-Alzette et Redange ou Luxembourg. Et Claude Meisch de souligner que certains chargés de cours ont certes un diplôme de bachelor, comme le demandent les textes, mais que souvent, ils ont des diplômes, même plus élevés, dans des matières qui ne sont pas demandées dans l’enseignement secondaire : sciences politiques, communication, anthropologie, droit ou archéologie.
« Mais nous ne demandons même pas d’être alignés sur les salaires et les conditions de travail des professeurs fonctionnarisés, tempère Luc Wildanger. Nous voulons être au même niveau que les employés de carrière S au service de l’État – ce ne serait que justice. » L’Acen a calculé qu’en moyenne, les chargés perdraient ainsi entre 1 500 et 1 700 euros bruts par mois par rapport à un employé de carrière universitaire auprès de l’État. « Et puis, personne ne peut nous dire quels sont nos droits et quels sont nos devoirs, regrette encore le président de l’association des chargés. Il n’y a aucune loi qui nous concerne. » Il sait aussi à quel point les chargés manquent d’assurance, préférant souvent se taire pour ne pas compromettre leur emploi. Ainsi, le ministre n’a connaissance que d’une seule personne qui s’est plainte auprès du ministère de la réduction de sa tâche, alors que lors d’une réunion de l’Acen, il y aurait eu au moins 25 concernés à oser parler.
Mardi, ils furent 700, chargés et éducateurs, devant la Chambre des députés, à manifester contre la réforme de la fonction publique, qui ne prend pas en compte leurs carrières et, pire, dévalorise encore une fois les conditions de rémunération des stagiaires. « Nous trouvons que cette réforme est un désastre, s’énerve Luc Wildanger. Pourquoi l’État fait-il toujours des économies sur le dos des mêmes catégories professionnelles ? » L’Acen se solidarise avec d’autres professions sociales et éducatives, comme les éducateurs, également mécontents que leur formation ne soit pas reconnue à sa juste mesure. Lundi, le syndicat SEW s’est à son tour montré solidaire des chargés de cours, en écrivant, dans un communiqué, qu’il « comprend la colère des chargé(e)s d’éducation/ d’enseignement et il demande aux responsables politiques : d’aligner la tâche des chargé(e)s d’éducation/ d’enseignement à la tâche de toutes les autres catégories d’enseignants [et de] reconnaître la valeur [de leur] diplôme. » Le syndicat demandait à tous ses membres de se joindre à la manifestation de mardi soir. Même le rapporteur des projets de loi sur la réforme de la fonction publique, Yves Cruchten (LSAP), affirmait mardi matin, à la Radio 100,7, que certaines revendications des chargés étaient tout à fait justifiées et que les députés pourraient s’y consacrer prochainement.
« Nous cherchons le dialogue avec le ministère », souligne Luc Wildanger, mais que les ministres Meisch et Kersch (Fonction publique, LSAP) feraient le mort, ne répondraient pas à leurs demandes et ignoreraient leurs propositions d’amélioration. Selon l’Acen, le seul argument économique ne peut pas tenir à la longue. « Si rien ne change d’ici septembre, dit le président, nous allons devoir demander une conciliation. Et l’idée d’une grève ne nous fait pas peur ! »