Déjà peu porté sur les questions monétaires, le grand public n’y comprend cette fois plus rien. Il y a à peine quelques mois il n’était question que de crise de la zone euro et certains experts se demandaient si la monnaie européenne passerait l’année. Aujourd’hui c’est l’euro fort qui suscite l’inquiétude, souvent de la part des mêmes qui avaient prévu (voire espéré) sa disparition. Le Président français François Hollande y a d’ailleurs consacré l’essentiel de son discours du 5 février devant le Parlement européen à Strasbourg. L’euro est-il trop fort, comme le prétendent les autorités françaises, alarmées par la révélation d’un déficit commercial de 67 milliards d’euros ? Toujours est-il que, depuis l’été 2012, il s’est apprécié en regard des autres grandes devises du monde. Son cours par rapport au dollar a augmenté de onze pour cent, mais il a aussi pris sept pour cent face à la livre sterling, 7,7 pour cent contre le yuan chinois et même 24 pour cent face au yen japonais !
Quelles sont les causes de cette brusque remontée ? Certains, comme Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne, y voient le signe d’un regain de confiance des investisseurs envers la zone euro. Peu convaincant car, si le risque d’une crise semble écarté, plusieurs grands pays restent fragiles et surtout les perspectives de croissance sont inexistantes, le FMI prévoyant une contraction de 0,2 pour cent du PIB des pays de la zone. La meilleure rémunération des placements à court terme en euros est également avancée. La BCE vient de maintenir son principal taux directeur à 0,75 pour cent, ce qui reste plus attrayant, si l’on peut dire, que les 0,25 pour cent de la Fed américaine, les 0,30 japonais ou les 0,5 britannique. Mais les écarts de taux étaient strictement les mêmes l’été dernier ! De plus, comme le reconnaît un expert suisse, à ces niveaux « les taux d’intérêt ne sont plus que symboliques, les monnaies fluctuant plutôt au gré du taux réel et anticipé de croissance ou de contraction des bilans des banques centrales », qui mesure le niveau de la création monétaire.
Et, en effet, celle-ci s’accélère en dehors la zone euro. Ainsi, depuis juillet dernier, le bilan de la Banque d’Angleterre a augmenté de plus de treize pour cent, celui de la Banque de Chine de huit pour cent et celui de la Fed de 5,4 pour cent, franchissant la barre symbolique des 3 000 milliards de dollars. Dans le même temps le bilan de la Banque centrale européenne s’est contracté de presque quatre pour cent ! Après avoir dépassé les 3 000 milliards d’euros fin 2012, il a diminué de 260 milliards depuis. En cause : le début du remboursement des sommes prêtées aux banques dans le cadre d’opérations de refinancement à long terme (LTRO), une enveloppe de mille milliards sur trois ans débloquée en deux tranches, en décembre 2011 et février 2012.
Une évolution atypique car les autres banques centrales maintiennent leur politique expansionniste. Début janvier, la Banque du Japon, qui a déclaré accepter désormais un objectif d’inflation de deux pour cent par an (le double du niveau admis jusqu’ici) a annoncé un plan de relance de 136 milliards de dollars : ce revirement, qui a immédiatement provoqué une nouvelle baisse du yen, a été qualifié par certains experts d’« agression manifeste », susceptible de déclencher une nouvelle « guerre des monnaies ». Pourtant les États-Unis sont sur la même ligne, car de son côté, la Fed a lancé depuis le début de l’année un nouveau programme de rachats d’obligations du Trésor américain à long terme, à hauteur de 45 milliards de dollars par mois, financé par la création de monnaie.
En somme l’euro devient plus « rare » que les autres devises, ce qui suffit à expliquer sa valorisation qui, pour le Président français « annihile les efforts de compétitivité». À plus de 1,37 dollar début février, l’euro est à un niveau très supérieur à son taux de change d’équilibre qui serait de 1,15 dollar selon des calculs du Fonds monétaire international. Pour le baromètre Big Mac Index publié par The Economist, qui compare le niveau des monnaies dans le monde à partir du prix du célèbre burger en parité de pouvoir d’achat, l’euro était surévalué de 11,7 pour cent par rapport au dollar début janvier, ce qui mettait son cours « normal » à 1,16 dollar. Plusieurs économistes évoquent, depuis plusieurs années, un « niveau objectif » de 1,25 dollar pour un euro.
Les réactions aux déclarations du Président français ne se sont pas faites attendre. « L’objectif doit être de renforcer la compétitivité au lieu d’affaiblir la monnaie », a déclaré le ministre allemand de l’Économie Philipp Rösler, dont le pays considère l’euro fort comme une garantie de stabilité et redoute les conséquences de sa baisse, notamment en termes de renchérissement des importations d’énergie et de matières premières. Quant au président de la BCE Mario Draghi, il fait observer que l’euro est proche de sa moyenne de long terme par rapport aux autres grandes devises.
La position du gouvernement français est partagée par plusieurs grands patrons, comme Bernard Arnault, le PDG de LVMH ou Fabrice Brégier, le CEO d’Airbus, qui se sont inquiétés récemment de l’appréciation de la monnaie européenne. Il est vrai qu’EADS essuie un manque à gagner d’un milliard d’euros dès que l’euro augmente de dix centimes. Même les partenaires les mieux disposés à l’égard de la France s’irritent de ces critiques. Pour certains, ce pays semble découvrir les inconvénients du régime des changes flottants instauré il y a pourtant quarante ans. Ils observent que l’euro fort n’a pas empêché l’Allemagne d’accroître de plus de 18 pour cent son excédent commercial, qui a atteint en 2012 le niveau record de 188 milliards d’euros (avec des exportations qui pèsent 2,5 fois celles de la France). Un résultat sans surprise, certes, mais l’Italie est aussi excédentaire de quelque dix milliards d’euros !
Si la hausse de l’euro pénalise davantage l’économie française que les autres, c’est en raison de faiblesses structurelles bien connues, mises en évidence par le rapport Gallois (ex-président de la SNCF et d’EADS) en novembre 2012 : coût du travail élevé et positionnement trop « moyenne gamme » des produits exportés, qui rend leur demande très sensible à la hausse des prix provoquée par l’appréciation de l’euro. Cette dernière servirait donc à la France de bouc émissaire, en lui évitant de s’interroger sur les causes profondes, mais plus difficiles à corriger, de son manque de compétitivité. N’ayant pas souvent connu une monnaie forte dans leur histoire, les Français ne sauraient pas « faire avec ». Il reste qu’ils ont mis le doigt sur une grave lacune de la zone euro, d’ailleurs admise par Mario Draghi, qui reconnaît que « la BCE n’a pas d’objectif de taux de change ». C’est du reste un sujet sur lequel, contrairement à son prédécesseur Jean-Claude Trichet, il s’est peu exprimé. Mais les présidents de l’Eurogroupe et ceux des différentes banques centrales des pays de la zone ont observé la même discrétion.
Actuellement, la BCE ne se préoccupe du taux de change de l’euro que de manière indirecte, et après coup, par exemple quand le cours a monté : « Cette appréciation, si elle perdure, peut modifier notre évaluation concernant la stabilité des prix », indique Mario Draghi. C’est seulement dans ce cas que la banque se saisira du problème, car l’objectif de prix correspond, lui, à la mission qui lui a été assignée. Or, pour François Hollande, « une zone monétaire doit avoir une politique de change sinon elle se voit imposer une parité qui ne correspond pas à l’état réel de son économie ». Selon lui, l’euro « ne peut fluctuer selon les humeurs des marchés » et être « vulnérable à des évolutions irrationnelles dans un sens ou dans un autre ». Le Président français a enfoncé le clou en se plaçant sur le terrain politique, déclarant que les gouvernements de l’Europe doivent se saisir de la politique de change car « elle est prévue par les traités, et ne dépend pas seulement de la BCE ». Il y voit l’occasion « d’engager l’indispensable réforme du système monétaire international » car l’Europe doit désormais « réfléchir à la place de sa monnaie dans le monde ».
Cette ambition risque d’être longue à concrétiser, d’autant qu’elle peut être interprétée comme une volonté de soumettre au pouvoir politique la BCE, dont la France, quels qu’en soient les gouvernants, admet mal l’indépendance. Dans l’immédiat, des voix se font entendre pour que soit au moins désigné un Monsieur Euro capable de « parler aux marchés du taux de change de la devise européenne ». Le président de l’Eurogroupe semble tout désigné pour tenir ce rôle, mais là aussi ce n’est pas gagné, vu l’accueil fait à la récente nomination à ce poste du néerlandais Jeroen Dijsselbloem.