Trois ans après Emil, un premier long-métrage qui se situait déjà à la lisière entre le documentaire et la fiction, Marc Thoma, journaliste à RTL Tele Lëtzebuerg, connu notamment pour son émission Den Nol op de Kapp, et Paul Tousch, retraité, récidivent avec D’Engelcher vu Schëndels, « un film sur une histoire dramatique des années 1930 », actuellement sur les écrans. Afin de le produire, les deux amateurs de cinéma ont même fondé, en juin 2011, une association sans but lucratif, Film Engelcher asbl, dont l’objet est en premier lieu la réalisation de ce film, mais aussi « la valorisation du patrimoine audiovisuel luxembourgeois ». Comme déjà pour Emil, le Film Fund a rejeté la demande de soutien financier avec l’argument que la qualité artistique n’y était pas, et comme pour Emil, les deux hommes ont commencé une véritable croisade contre cette décision, mais ont dû trouver des voies de financement alternatives, comme le sponsoring (qui nous vaut un product placement encombrant), et des bénévoles qui étaient prêts à participer d’une manière ou d’une autre à cette entreprise. Leur engagement et leur enthousiasme, le fait qu’ils bataillent pour que leur projet voie le jour force le respect. Mais pour quel résultat ?
Nous sommes au début des années trente, l’Europe est frappée par les conséquences de la crise économique, en Allemagne, la marée brune monte – et le Luxembourg n’est pas épargné de ces vicissitudes de l’Histoire. « Ces années mouvementées ont trainé une grande partie de la population luxembourgeoise dans le chômage et la misère, » explique la note d’intention des scénaristes Marc Thoma et Paul Tousch. Et ils prennent en exemple pour les conséquences de cette crise un fait divers sanglant, réel, qui s’est passé à Schoenfels (Schëndels en luxembourgeois), près de Mersch, où un trio infernal de brutes incultes – un homme irascible, Franz Ewert, son épouse très manipulatrice d’origine allemande, Barbara, et la demi-sœur cadette de cette dernière, Theresa dite Rosa Willms – s’en sont pris à la naïveté de leur veuve pieuse de voisine, Katharina Kerzmann. Cette dernière a amassé une petite fortune alors qu’elle était bonne à Paris, comme beaucoup de jeunes femmes de sa génération, et, depuis le décès de son mari, mène une vie frugale entre son jardin et l’église. Les voisins décident donc de la plumer en tirant profit de la confiance qu’elle a en Rosa, qui l’aide dans son ménage : des lettres écrites par « les anges du ciel » donneront désormais des ordres à Kätt pour qu’elle partage ses richesses avec Rosa, « un ange dans un corps humain » : d’abord des confitures et autres nourritures terrestres, puis de l’argent, toujours plus d’argent, que Rosa et les siens vont gaspiller en vêtements et en voyages. La duperie devient de plus en plus rocambolesque, un jour dieu en personne s’annonce pour déjeuner – jusqu’à, forcément, mener au drame.
En lisant ainsi l’intrigue, il y aurait peut-être matière à en faire une histoire digne d’un film à suspens, voire un drame psychologique : la crise de l’entre-deux-guerres et ses conséquences sociales (Franz Ewert a perdu son emploi dans la sidérurgie), l’abus de faiblesse, courant dans les villages à l’époque (et discuté actuellement à la Chambre des députés), une famille poussée à bout par un mari alcoolique et fou furieux... Mais dans le film : rien de tout cela. D’abord parce que les scénaristes n’arrivent pas à faire la part des choses entre réalité et fiction : le film veut tellement coller à la réalité historique qu’il en oublie le spectateur – d’ailleurs il s’ouvre sur des images d’un archiviste aux Archives nationales qui traverse les longs couloirs de l’institution avant de placer ce dossier sur un chariot afin de bien montrer qu’il s’agit d’un fait réel. Et puis parce qu’il ne construit aucun personnage, aucune psychologie, ni de la victime, ni des coupables. Quelle est la relation entre Rosa et Franz Ewert, par exemple, lorsque la jeune fille de seize ans passe une semaine à l’hôtel avec son gendre ? Amants consentants ou domination ? Rien n’est expliqué.
Ensuite parce que le réalisateur ne fait pas confiance à ses images : Nico Graf, qui apporte toute sa crédibilité de journaliste d’investigation de RTL Radio Lëtzebuerg au film en en assurant la voix off, redit exactement la même chose que ce que montrent les images : « Rosa entre chez la vieille dame » et hop, on la voit traverser une porte, « le procureur a eu vent de l’histoire » et hop, voilà que des policiers embarquent les deux jeunes femmes. Sur presque deux heures, ces pléonasmes sont insupportables – et encore rendus plus lourds par la musique tautologique d’Anselme Pau. En troisième lieu, le film est beaucoup trop long, l’histoire aurait bien tenu en une heure. Mais, et c’est le quatrième problème, une très large place est consacrée aux nombreux sponsors, tous des marques historiques du Luxembourg (horeca, habillement, tabac ou commerce), qui ont eu chacun ses dix minutes de présence des personnages principaux devant leurs produits.
Les principales lacunes de D’Engelcher vu Schëndels sont la mise en scène et le jeu d’acteurs : à l’exception de Marie-Paule von Roesgen, qui essaie de donner une belle dignité au personnage de la veuve bigote, et de maître Paul Urbany, qui incarne un avocat lors de la scène du procès et nous offre la seule envolée lyrique du film (il a lui-même réécrit sa propre plaidoirie), la production a eu recours à des acteurs amateurs exclusivement, dont seul Pascal Granicz et Catherine Elvinger ont quelque expérience. Mais un juge, qui lit son texte écrit sur ordinateur – nous sommes censés être en 1933 ! – sur lequel il a bien marqué ses passages à lui ne dépasse guère le niveau du folklore. D’Engelcher vu Schëndels, c’est comme si nous étions retournés trente ans en arrière, à l’heure de Déi zwéi vum Bierg, du Duerftheater porté à l’écran. La grande question qui demeure est donc : est-ce que le film aurait été meilleur s’il avait été financé, et peut-être même encadré, par le Film Fund ?