Les « voyages d’affaires » du Srel et autres missions à l’étranger aux frais du ministère d’État et dans des pays considérés comme des États voyous se sont invités par la petite porte au menu de la commission d’enquête parlementaire du service de renseignement de l’État. Considérant qu’on se trompe de porte, François Bausch, président du groupe parlementaire déi Gréng, a demandé mercredi 30 janvier au président de la Chambre des députés de convoquer l’actuel ministre de l’Économie Étienne Schneider, LSAP, pour qu’il vienne s’expliquer devant les députés sur une mission de prospection économique dans le Nord de l’Irak, qui s’est déroulée en juillet 2007, dans un pays alors à reconstruire et qui n’avait jamais connu autant de morts qu’au courant de cette année-là. François Bausch le reconnaît lui-même, le pourquoi du comment de cette mission dépasse le cadre des compétences de la Commission de contrôle parlementaire du Srel qu’il préside, même si, de facto, la virée dont quatre membres du renseignement firent partie, notamment son directeur de l’époque Marco Mille et le chef des opérations Frank Schneider, fut initiée et organbisée par le Service de renseignement et que les frais de voyage, notamment la location d’un avion privé, furent payés sur le budget du ministère d’État dont il relève. Des explications supplémentaires s’imposent aux yeux du député vert, car entretemps, les lignes ont bougé et les doutes doivent être levés sur les intérêts tirés de ces déplacements coûteux et leur opportunité dans le cadre du concept fourre-tout de la protection du patrimoine économique. Marco Mille, le Premier ministre Jean-Claude Juncker, CSV, et l’ancien ministre de l’Économie Jeannot Krecké, LSAP, ont déjà eu l’occasion de fournir des explications sur ce voyage de l’été 2007 et d’autres organisés à Cuba, en Angola et en Libye devant les membres de la Commission de contrôle du Srel. Quatre réunions sont intervenues entre le 3 décembre 2009 et le 28 novembre 2012, signale d’ailleurs François Bausch et aucune anomalie ne fut identifée. Jean-Claude Juncker n’aurait pas été « très chaud » pour donner son feu vert à ce voyage mais l’a quand même autorisé et financé et Jeannot Krecké, interrogé par le Land, a jugé de son côté que le voyage avait été « bien organisé ». L’ancien ministre de l’Économie dit toutefois n’avoir pas renouvelé l’expérience des voyages organisés par le Srel qui lui avait proposé dans le catalogue une virée en Libye et une autre à Cuba, bref des pays qui qui font figure de zones d’exclusion économiques pour les entreprises occidentales. « Personne ne voulait y aller mis à part Arcelor-Mittal », explique-t-il en précisant en substance que le géant de la sidérurgie n’avait pas besoin de support des autorités pour consolider son patrimoine économique. Et de toute façon en 2008, le ministère de l’Économie aura « son » agence de prospection économique Luxembourg for Business pour organiser ce genre de déplacements à l’étranger. Il débauchera par ailleurs, en 2009, un agent du Srel, André Kemmer, pour gérer d’une autre manière (plus offensive) que ne le faisait jusqu’alors le Srel dans la branche de l’intelligence économique. Un pré carré dans lequel on marche vite sur les platebandes des autres. Cette époque correspond d’ailleurs à peu près au « recadrage » des activités d’intelligence économique du Srel, après des grincements de dents à l’intérieur même du service et du changement de directeur, Marco Mille partant dans le privé chez Siemens, après son « limogeage » par Juncker avec, quand même, les honneurs de la maison, puisque l’ancien patron du Srel sera nommé premier conseiller de gouvernement et qu’il ne sera pas sanctionné après avoir pourtant enregistré son chef à son insu. On connaît la chanson et les contradictions entre Mille, qui assure avoir quitté le Srel par la grande porte, et le Premier ministre qui laisse entendre l’avoir viré ainsi que deux de ses collaborateurs, Frank Schneider et André Kemmer, ce qu’ils récusent à leur tour. Comme l’a rappelé le chef des Verts, les voyages organisés à l’étranger sous la houlette du renseignement luxembourgeois avec des chefs d’entreprises ont été portés à sa connaissance par un informateur anonyme qui lui avait adressé plusieurs lettres après les élections de juin 2009. François Bausch avait d’ailleurs à l’époque demandé au Srel de découvrir l’identité du corbeau, ce qui avait provoqué des sourires en coin chez des agents du renseignement qui pensent connaître le nom de celui qui, chez eux, aurait craché le morceau et dénoncé l’interprétation « très libérale » que le directeur du Service de renseignement avait fait de la loi de 2004 et notamment de son rôle dans la protection du patrimoine économique. Une des lettres de dénonciation faisait brièvement référence à la mission économique en Irak (partie nord, dans le Kurdistan) et aux visites exploratoires d’agents du Srel en Libye et à Cuba, où, sous le prétexte de se rapprocher du pétrole vénézuélien, Marco Mille passa surtout du bon temps sous les cocotiers tout en y rencontrant certain de ses homologues étrangers. Le « corbeau » n’a toutefois pas fourni un inventaire complet des déplacements en Irak, oubliant par exemple d’en signaler un qui eut lieu au mois d’octobre 2008 au Kurdistan irakien. Deux hommes y prirent part : un ex-agent du Srel, Monsieur C., passé lui aussi dans le secteur privé et qui est un des co-fondateurs, avec Frank Schneider de la firme d’intelligence économique Sandstone, et un autre agent plutôt connu pour ses sympathies libérales. Il s’agissait pour C. de le mettre dans le bain, lui transmettre le flambeau et lui présenter les relais du Srel dans cette partie kurde de l’Irak. C’est d’ailleurs en sillonnant la région d’Erbil que le chauffeur traducteur des deux hommes leur indiqua un bâtiment destiné à devenir un hôtel, propriété de ressortissants irakiens fortunés résidant au Luxembourg, leur assure le chauffeur. Comme ce genre de spécimen ne court pas les rues au grand-duché qui compte davantage de pauvres réfugiès issus de cette région que de riches hommes d’affaires exilés, on en a déduit qu’il devait s’agir d’une réalisation du holding luxembourgeois General Mediterranean Holding (GMH) de l’Irakien Namdi Auchi, originaire de Bagdad. Or, GMH n’avait pas de projet d’hôtel dans cette région, assure-t-on dans l’entourage du holding. Pas spécialement connu pour la transparence de ses participations et financements, GMH ne compte pas moins de nombreux supporters chez les hommes et femmes politiques. L’ancien Premier ministre CSV Jacques Santer en est un des administrateurs de longue date, Laurent Mosar le fut aussi jusqu’à ce qu’il prenne le perchoir de la Chambre des députés. L’opposition n’est pas en reste, puisque des personnalités du DP siègèrent également au conseil d’administration. Il y a beaucoup d’hypocrisie dans l’appréciation que les politiques font de ce holding, des personnalités qui l’animent et de son utilité économique, une légende bien accrochée, mais non vérifiée, attribue à la société de Auchi, ancien ministre du Pétrole de Saddam Hussein avant d’être banni par l’ancien dictateur, le rachat en pleine crise de la sidérurgie au milieu des années 1970 d’un an de la production de l’Arbed ainsi que le sauvetage de la faillite de l’entreprise de BTP Soludec. La participation minoritaire du groupe dans Cargolux dans les années 1980, ne fait pas partie de la légende. Le Premier ministre a d’ailleurs feint la semaine dernière avoir ignoré que GMH était, avec la SNCI qui accorda un prêt de un million d’euros, un des principaux appuis financiers de Sandstone, la très polémique firme d’intelligence économique dont le CEO Frank Schneider, ancien chef des opérations du Srel, est avec Marco Mille et André Kemmer au cœur de l’enquête judiciaire initiée fin décembre à la suite d’une série d’écoutes « illégales » au Palais, au ministère d’État et de l’un des principaux témoins de l’enregistrement supposé entre le Grand-Duc Henri et Jean-Claude Juncker. La proximité de GMH, dont un des représentants avait participé à la mission de juillet 2007 dans le Kurdistan irakien, avec Sandstone, dont deux fondateurs ont travaillé pour le Srel et participé aussi au voyage, suscite bien sûr des interrogations légitimes. François Bausch voit dans cette reconversion dans le privé des agents du renseignement luxembourgeois une sorte de « délit d’initiés ». « Mais c’est la même chose pour les hauts fonctionnaires de l’État qui vont pantoufler dans le secteur privé », souligne le patron des Verts qui milite depuis des années pour un meilleur encadrement des carrières des fonctionnaireslorsqu’ils paseent de l’autre côté du miroir : Jean-Claude Juncker a promis de tracer une ligne jaune à ne pas franchir pour les agents du Srel qui auraient l’idée à l’avenir de créer des firmes privées en profitant de leurs réseaux et parfois aussi en emportant le matériel. Il faudrait sans doute aussi le faire pour d’autres administrations comme la police judiciaire ou la magistrature. C’est donc difficile à envisager. Il serait plus urgent et plus opportun de s’intéresser aux « ménages » que les policiers, les douaniers et peut-être même les agents du Srel sont susceptibles d’effectuer pour le secteur privé afin d’arrondir leurs fins de mois pour le compte de sociétés privées. L’Administration des contributions directes avait d’ailleurs traité le mal en publiant une circulaire et en envoyant devant le tribunal correctionnel deux de ses agents qui gagnaient de l’argent en faisant des déclarations fiscales pour le privé. Pour ajouter une couche de saindoux sur la couenne, des problèmes au problème, Marco Mille et Frank Schneider sont accusés d’avoir manqué de discernement dans le traitement du dossier antitrust de Cargolux, le Srel ayant subodoré entre 2007 et 2008 des dirigeants de la compagnie, à commencer par Ulrich Ogiermann, d’avoir fait preuve de déloyauté, tandis que dans le même temps Jean-Claude Juncker apportait son soutien au CEO de Cargolux, aggravant ainsi la crise de confiance entre lui et le directeur du service de renseignement (d’Land du 18 janvier). Le Premier ministre a affirmé lors de son audition publique la semaine dernière que les écoutes réalisées sur l’ancien dirigeant du bureau de Cargolux à Doha, qui était au cœur d’un commerce de cigarettes (mais fut blanchi par son employeur) lui apparaissaient « illégales ». La communication par l’actuel chef du Service de renseignement de l’État Patrick Heck de la liste des écoutes « illégales » (six ou sept) réalisées entre 2006 et 2008 par le service sous l’empire de son prédécesseur Marco Mille ont en tout cas fait entrer les enquêtes sur les activités et les méthodes du Srel dans une nouvelle dimension. Aux trois « écoutes » initiales (palais grand-ducal, ministère d’État et M.), l’enquête (il s’agit d’une enquête préliminaire ouverte ce jeudi) s’est désormais élargie à la liste des numéros de téléphone communiqués par l’actuel patron du Srel aux membres de la commission de contrôle parlementaire. Il s’agira de déterminer qui se cache derrière des numéros, des noms et des prénoms et pourquoi des gens du service ont cherché à les dissimuler en bernant les parlementaires qui les contrôlent. En attendant, la justice continue son cours : une perquisition a eu lieu mardi après-midi au ministère de l’Économie, dans le bureau d’André Kemmer, selon les informations de RTL Radio Lëtzebuerg, à la demande du juge d’instruction directeur Ernest Nilles. Mais il est peut-être un peu tard pour venir fouiller les archives et les fonds de tiroirs à la recherche de matériel et de pièces qui ont disparu du Service de renseignement après les départs successifs de Schneider, Kemmer et Mille. Notamment un CD crypté contenant une toujours mystérieuse conversation entre le Grand-Duc Henri et Juncker, dont ce dernier, lors de son audition, a dit ignoré l’existence de copies pirates que les bidouilleurs de la planète peineraient à faire parler.
Véronique Poujol
Kategorien: Affäre Srel
Ausgabe: 18.01.2013