Psychodrame syndical en trois actes

Le FNCTTFEL en mode auto-destruction

d'Lëtzebuerger Land du 16.06.2017

Acte I Le 7 février à 10h45, un communiqué de presse – signé par le président du FNCTTFEL-Landesverband, Jean-Claude Thümmel, son secrétaire général, Franky Gilbertz, et son vice-président, Yannick Jacques – atterrit dans les boîtes mail des rédactions. La direction du Landesverband y critique la politique du personnel chez le syndicat de transport intercommunal Tice. Elle formule des reproches graves : « mobbing », « non-respect de certains jugements du tribunal administratif », refus d’appliquer le contrat collectif des salariés des communes du sud… Et met nommément en cause « les politiciens responsables, à savoir le président Henri Hinterscheid ainsi que les deux vice-présidents Roland Schreiner et Pierre Melina ».

Au même moment, Roland Schreiner, maire LSAP de Schifflange et, en tant que tel, vice-président du Tice, se trouve dans son bureau… au Landesverband où il travaille, quelques heures par semaine, comme trésorier général. Sa collaboratrice, se rappelle-t-il, lui aurait montré le mail en s’exclamant : « Regarde, tu y es cité ! » Schreiner traverse le couloir et entre dans les bureaux de ses camarades du comité exécutif, Gilbertz et Jacques : « Si ce mail sort, leur aurait-il dit, je présenterai ma démission… » (Schreiner ignorait que le communiqué avait déjà été envoyé.) À midi trente, la réunion du comité exécutif du Landesverband – prévue de longue date – tourne au psychodrame. Piqué au vif, Schreiner démissionne. « Je leur ai dit mon opinion de manière claire : Le Rubicon est franchi ! Ils n’auraient eu qu’à écrire ‘le bureau du Tice’. Mais si mon nom apparaît dans le communiqué, alors d’un point de vue humain, ce n’est plus OK. Et ils le savaient. Ils l’ont fait de manière ciblée : c’était un coup de poignard dans le dos. » « En rétrospective, concède Jean-Claude Thümmel, on aurait peut-être mieux fait de ne pas écrire le nom ». Puis de réitérer sa position de principe : « Nous devons toujours viser l’intérêt de nos membres. Même si ceci peut aller à l’encontre des intérêts de personnes privées qui nous sont proches ».

Dramatis personae 1 : Jean-Claude Thümmel (57 ans) a été élu président du Landesverband en février 2015. Dès le début, quelque chose clochait. Bien qu’il n’y ait pas eu de contre-candidature, 25 des 106 délégués avaient voté contre lui. Cheveux rasés, petite boucle d’oreille, chemise à manches courtes, son style emprunte plus à l’ouvrier qu’à l’apparatchik. Chose étonnante : il est le premier président du Landesverband à ne pas être encarté au parti social-démocrate depuis Aloyse Kayser, le fondateur du syndicat, mort en 1926. Comme l’ancien député Justin Turpel (Déi Lénk) et l’actuel ministre des Transports François Bausch (Déi Gréng), Thümmel fait partie de la douzaine de cadres du FNCTTFEL issus de la Ligue communiste révolutionnaire. Dans les années 1970-1990, les trotskistes trouvaient chez les cheminots un terrain de recrutement et d’activisme moins hostile qu’à l’OGBL, au fonctionnement interne ultra-centralisé.

Un reproche récurrent formulé par les anciens à l’encontre de Thümmel est son « manque d’expérience ». N’ayant pas « grandi » dans l’appareil (où, longtemps, il n’avait occupé que des fonctions bénévoles), il n’en maîtriserait pas les « règles du jeu ». Le discret président du FNCTTFEL est effectivement un novice. Il a travaillé durant trente ans comme cheminot avant de professionnaliser son militantisme syndical et d’intégrer le comité exécutif en 2009. (En comparaison, Greivelding y aura cumulé 37 années alors que Wennmacher y siège sans interruption depuis 39 ans.) « Être dans l’appareil depuis longtemps, cela a du bon et du mauvais, dit Thümmel. On s’y use avec le temps, mais on apprend également à en maîtriser tous les rouages ».

Dramatis personae 2 : Roland Schreiner
(59 ans) est un ancien du Landesverband dont il avait été le vice-président jusqu’à ce qu’en 2004, il entre à la Chambre des députés. (Il y retournera entre 2012 et 2013, en remplacement de Vera Spautz.) N’ayant pas été réélu aux dernières législatives, il revient au comité exécutif du Landesverband comme trésorier général. Un arrangement qui, en combinant congé politique et syndical, lui évitera de devoir réintégrer les CFL comme cheminot. En tant que maire socialiste de Schifflange, il siège depuis 1988 au bureau du Tice dont il est devenu le vice-président en 2004. Roland Schreiner est donc patron d’un syndicat intercommunal où le Landesverband et l’OGBL représentent la moitié de la délégation du personnel.

« À première vue, la situation peut sembler contradictoire mais je ne l’ai jamais vécue comme conflit d’intérêts », dit Schreiner. Il aurait toujours su séparer ses deux engagements. Or, lorsqu’au sein du comité exécutif du Landesverband, on discutait des problèmes du personnel chez le Tice, Schreiner ne quittait pas la salle. Au contraire, son « double rôle » aurait « profité » au Landesverband, estime-t-il. « J’ai souvent été contacté par mon syndicat en cas de problèmes. J’ai alors aidé à les résoudre avec le bureau et la direction du Tice. Och wa mir dat ni un déi grouss Klack gehaangen hun... »

Alors que l’OGBL et – dans une moindre mesure – le LCGB interdisent depuis 1979 respectivement 2014 aux membres de leur exécutif d’exercer des mandats politiques, le syndicat des cheminots ne connaît pas de telles limitations. (Mais puisque le statut de cheminot est incompatible avec le mandat de député, et que seuls les actifs peuvent se présenter aux postes de président et de secrétaire général, une limitation existe de facto.) Bizarrement, la question de l’incompatibilité entre mandat politique et syndical n’a jusqu’ici pas fait l’objet d’une discussion au sein du Landesverband. Favorable à une règle d’incompatibilité « dans l’intérêt de tous les concernés », Jean-Claude Thümmel veut en faire un point de discussion au prochain congrès. Ce qui devrait embarasser l’ancienne garde LSAP.

Acte II Le 7 mars 2017, au « Verbandsrot », ce sera l’ancien président Nico Wennmacher qui mènera la charge. Ce jour-là, la direction autour de Jean-Claude Thümmel encaisse un cuisant échec. Une majorité (25 sur 33 délégués) vote en faveur d’une motion avançant le congrès d’une année, au 14 octobre 2017. Selon Nico Wennmacher, il faudrait préparer les élections sociales – bien que celles-ci aient été reportées à mars 2019. Mais personne ne fut dupe : il s’agissait d’une opération pour se défaire au plus vite du président et de son équipe. Seulement huit délégués votèrent contre la motion, parmi lesquels les trois dirigeants du syndicat (Thümmel, Gilbertz et Jacques). Pour les Komeroden qui se connaissent (et souvent s’appréciaient) depuis des décennies, le vote prenait des airs de fratricide. « Certains ont dit : ‘Ne me faites pas faire cela ; ne me faites pas voter pour une personne et contre une autre’ », dit Thümmel. Depuis la communication entre les deux protagonistes Thümmel et Wennmacher est au point mort. Tandis que Nico Wennmacher occupe la salle de répétition de la fanfare dans un Casino syndical en plein chantier, Jean-Claude Thümmel et son équipe ont emménagé, le temps des rénovations, dans des bureaux sur la rue de Strasbourg.

« Si moi, j’avais été président et que j’aurais encaissé un tel vote, j’aurais démissionné le jour même », dit Schreiner. Difficile d’interpréter le résultat du « Verbandsrot » autrement que comme un vote de défiance. Le vice-président, Yannick Jacques (41 ans, candidat sur les listes Déi Lénk en 2013), a quitté son poste au 31 mai. Il est retourné « back to the roots » et travaille de nouveau comme chauffeur de bus pour la Ville de Luxembourg. Le secrétaire général, Franky Gilbertz (34 ans), rejoindra son poste à la centrale d’aiguillage le 18 septembre, « à moins que la barre soit massivement redressée ». Il partira non sans quelque amertume : « Lorsque j’ai posé ma candidature en janvier 2015, dit-il, ce n’était pas pour m’en aller deux ans et demi après. » La première direction non-encartée au LSAP du Landesverband aura peu duré. Seul le président Thümmel restera en poste, jusqu’au congrès d’octobre du moins.

Dramatis personae 3 : Nico Wennmacher
(70 ans), ancien président (1998-2009), apparaît comme le principal meneur de la fronde. Le retraité garde une forte légitimité et une large assise au sein du syndicat. Il dirige la puissante section des pensionnés (qui représentent environ quarante pour cent des 5 000 membres) et continue de siéger au comité exécutif. Mais Nico Wennmacher est surtout vice-président de la Coopérative Casino syndical Luxembourg qui gère le patrimoine du syndicat. En vendant les immeubles jouxtant le Casino syndical à la Chambre des salariés, la Coopérative a libéré de l’argent qui servira à financer la rénovation de son siège. La Coopérative loue son ancien supermarché à Bonnevoie (1 200 mètres carrés) à Cactus ainsi qu’un hall de stockage à Hamm (2 000 mètres carrés) à un exploitant d’une aire de jeu indoor. La Coopérative, juridiquement séparée du syndicat, encaisse donc plusieurs dizaines de milliers d’euros par mois.

Ces moyens financiers restent entre les mains des anciens liés au LSAP. L’ex-président (2009 à 2015) Guy Greivelding – par ailleurs candidat LSAP aux législatives de 1984, puis aux communales de Steinsel en 2011 où il se représentera cette année-ci – en est le président, Nico Wennmacher le vice-président et Roland Schreiner y est administrateur. Même si elle s’est abstenue lors de la dernière augmentation de capital, la Coopérative détient toujours un gros morceau (17 pour cent) des parts d’Editpress. Ce qui assure au triumvirat Wennmacher-Greivelding-Schreiner trois sièges au conseil d’administration du groupe de presse.

Candidat malheureux aux élections législatives et communales (dans la Ville de Luxembourg), Nico Wennmacher incarne quasiment à lui tout seul la tendance des « Lénksozialisen ». (Il ne compte pas parmi les candidats LSAP aux prochaines élections communales dans la Ville de Luxembourg.) Wenn-
macher n’est pas un Mélenchon ou un Lafontaine luxembourgeois ; profondément enraciné dans la social-démocratie et ses institutions, il aura toujours refusé la rupture avec le LSAP. Il a fini par devenir une caution de gauche du LSAP dont il contribue objectivement à maintenir la stabilité. « Grâce à nous, dit-il, une partie de personnes sont restées au parti qui, autrement, l’auraient quitté. » Or, lors des congrès, au moment des votes, la « tendance » se réduit à une poignée de votes.

Dans leur papier stratégique, présenté à l’académie d’été du LSAP en 2014, Fayot père et fils, Marc Limpach ainsi que Christophe Schiltz constatient que le contrôle des syndicats échappait au LSAP. Des « Linke » seraient même « tonangebend » dans le Landesverband. Il y a un mois, la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek analysait la crise interne du FNCTTFEL comme l’œuvre de « putschistes LSAP », des « Kaputtmacher », emmenés par un Nico Wenn-
macher « conspirateur » qui voudrait ainsi évincer une direction qui s’était trop éloignée du LSAP. « Il ne s’agit pas de politique politicienne, rétorque Nico Wennmacher. Il s’agit d’une question de bonnes manières. Il faut respecter certaines règles de l’organisation, comme le respect et la loyauté envers les collègues. » Dans un syndicat dont la base sociale est très étroite – et qui n’a cessé de se réduire au fil des ans avec la libéralisation de CFL-Cargo ou la désertion des transporteurs routiers vers l’OGBL –, la direction doit marcher sur des œufs pour maintenir l’unité.

Ce qui rend le conflit interne difficile à déchiffrer, c’est que, à un niveau programmatique, il y a une continuité quasi-parfaite entre les présidences Wenn-
macher, Greivelding et Thümmel. D’ailleurs, aucun des responsables et militants syndicaux interrogés n’a été en mesure d’identifier des divergences de fond. Pour Jean-Claude Thümmel, les divergences ne seraient pas de nature politique, mais organisationnelle. Pour Guy Greivelding « certaines personnes ne s’entendent pas entre elles ; ce n’est pas une question Déi Lénk-LSAP, c’est une question personnelle ». « Il n’y a pas deux tendances politiques au sein du Landesverband », martèle Nico Wennmacher. Mais si la démarche de Jean-Claude Thümmel a tant choqué, ce n’est pas simplement parce qu’elle ne respectait pas les règles de la bienséance entre collègues. En s’attaquant frontalement à un membre chevronné de l’exécutif, la nouvelle direction affichait qu’elle ne comptait plus ménager les liens personnels qui continuent d’unir le Landesverband et le LSAP. Or ceux-ci sont anciens ; les cheminots ont longtemps été un pilier central du LSAP dans la circonscription Centre et les responsables syndicaux du Landesverband ayant fait une carrière politique se comptent par dizaines.

Acte III Le 14 octobre 2017, au congrès anticipé, un nouveau président devrait être élu. Pour l’instant tout reste en suspens. « J’en discute encore avec moi-même » ; Jean-Claude Thümmel ne veut pas encore se prononcer sur une éventuelle candidature. Aucun nom de contre-candidat n’est pour l’instant avancé. Pour préparer le congrès, les cheminots se réuniront le 30 juin, les pensionnés le 4 juillet et les employés du secteur public le 12 juillet. D’après une règle non écrite, le président devrait se recruter parmi les employés des CFL. À l’heure actuelle, le scénario le plus probable est celui d’un nouveau président faible, opérant sous la tutelle des retraités.

Dès son élection comme président, Jean-Claude Thümmel, en retraite progressive, annonçait qu’il n’allait effectuer qu’un mandat. Coupée courte, la nouvelle direction n’aura pas eu la chance de poser de nouveaux accents. « Pour notre travail syndical, la situation actuelle est du poison », estime Thümmel. Il se dit fatigué des discussions sur « qui a fait quoi de travers par le passé ». Il veut « rassembler » et discuter « de l’avenir ». Au Landesverband (comme à l’OGBL) le secrétaire général est considéré comme le dauphin officieux. Greivelding occupait ce poste (quinze ans durant) sous Wennmacher, tout comme Thümmel sous Greivelding. Que le trentenaire Gilbertz, considéré comme novice, accède directement au poste de secrétaire général est un indicateur que le Landesverband est en manque de cadres. Qu’il en démissionne après deux ans et demi démontre que la relève chez le Landesverband est loin d’être assurée. Il s’en dégage une image d’un syndicat vieillissant, dans l’impasse.

Rideau ? En 1978, le comité exécutif du Landesverband avait donné son accord pour entrer à l’OGBL nouvellement constitué. (Nico Wennmacher, alors à la tête de l’organisation de jeunesse, plaidait pour « une adhésion critique ».) Or, la base se rebellait et formait un « comité d’action pour l’unité du Landesverband ». Prise de court, la direction promit un référendum : 87 pour cent des membres y votèrent contre une entrée dans l’OGBL, un désaveu pour la direction syndicale (qui n’en tira aucune conséquence personnelle). Aujourd’hui, plus personne ne plaide pour une intégration dans l’OGBL. Du moins pas dans l’immédiat. La direction du Landesverband vient de faire un don au Musée national d’Histoire et d’Art de trois bustes en bronze de ses fondateurs : Joseph Junck et Aloyse Kayser (réalisés par Claus Cito), ainsi que de Michel Hack (réalisé par Lucien Wercollier). Ces statues prenaient la poussière dans les salles de fête et les couloirs du Casino syndical ; elles sont désormais enfermées dans le dépôt d’un musée. Comme si on avait déjà fait la croix sur l’avenir du syndicat, renonçant, du coup, à son passé.

Bernard Thomas
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