Ça y est ! On est en 2014 ! La Reeperbahn, dans le quartier surréaliste de St. Pauli, accessoirement redlight district de Hambourg connu pour les débuts des Beatles et actuellement pour son légendaire festival indie annuel (représenté notamment par les groupes luxembourgeois grâce à l’organisation Music LX), porte encore les traces des nuits festivement décadentes de la St. Sylvestre. Sur le trottoir en face de ce qui reste du club légendaire Molotow (qui a connu les débuts des White Stripes ou de Drenge récemment), dans tous les coins de rues, on voit des cadavres de pétards, et autres feux d’artifices. Des bouteilles de bière Astra sont collectées par les personnes aux fins de mois difficiles. Ici pas de Veuve Cliquot pour le nouvel an, c’est plutôt le vin à bulles Rottkäppchen et Curry Wurst qui ont accompagné la fête. La pompe à essence du coin Esso, véritable cœur dans le quartier, est fermé, tiens ? La gueule de bois se ressent un peu partout dans les rues. En apparence rien de nouveau à l’horizon, comparé aux années précédentes, ou peut-être même aux weekends précédents.
Cela dit, à y regarder de plus près, la Davidwache, poste de police culte dans le quartier rouge, semble un peu plus tendue qu’à son habitude. Les habitations, bars et clubs autour de la pompe à essence Esso ont été évacués dans la nuit du 15 décembre 2013. Une centaine d’habitations au total ont dû être séparées de leurs locataires de manière assez radicale (les locataires avaient environ cinq minutes pour quitter les lieux). Les autorités sous l’ordre du maire de gauche Olaf Scholz (SPD), ont prétexté de manière assez obscure un risque d’effondrement. Fin Janvier 2014 il n’y avait toujours aucune preuve d’expertise des risques, exigé par l’association Initiative Esso Häuser. Ainsi, en peu de temps, les décisions ont été prises par le gouvernement et ce bout de quartier populaire sera rasé. La société immobilière Bayerische Hausbau va y reconstruire sans doute des immeubles un peu moins rock’n’roll. Bienvenue dans l’époque gentrification, phénomène urbain qui consiste à rendre les quartiers plus « habitables » pour la petite noblesse.
Mais l’ambiance tendue autour de la Davidwache n’est pas issue de l’arrivée des bobos à St. Pauli. Les autorités ont défini un Gefahrengebiet, zone de danger dans plusieurs quartiers populaires de Hambourg, où les effectifs policiers ont été renforcés et où la police a le droit de contrôler qui elle veut sans aucune raison. Les causes sont notamment les débordements du 21 décembre 2013…
Tout commence en Italie le 3 octobre 2013, au bord de Lampedusa, île de la honte pour l’Union européenne, 360 réfugiés fuyant la guerre en Lybie meurent noyés avant d’atteindre le vieux continent. Le monde entier apprend cette nouvelle quasiment en direct, mais la politique européenne du droit d’asile pour les réfugiés est un sujet très sensible, et encore davantage lorsque Lampedusa se retrouve à St. Pauli. Depuis avril 2013, le pasteur Sieghard Wilm a ouvert les portes de son église pour accueillir des réfugies de Lampedusa, car ils n’avaient nulle part où aller. Le ministre de l’Intérieur allemand a simplement commenté : « Lampedusa se trouve en Italie », soulignant inconsciemment que l’Union européenne n’est sans doute qu’une union occasionnelle. Très rapidement, le sujet Lampedusa est arrivé dans les oreilles des groupuscules d’extrême gauche, qui l’ont transformé en leitmotiv marketing suffisamment valable pour en faire des manifestations musclées dans le cœur de St. Pauli. On connaît la chanson… La cause c’est une chose, mais la manifestation en est une autre. Ainsi, les affrontements entre policiers et autonomes de gauche ne se sont pas fait attendre. Et Lampedusa n’est au final devenu qu’on mot qu’on scande.
Gentrification, la suite. Fin octobre 2013 dans le quartier Schanze, la nouvelle tombe que le QG des activistes de gauche, la Rote Flora, va être détruite pour y construire un tout nouveau centre culturel. Le problème c’est que pour les hambourgeois, la Rote Flora c’est un peu comme la Gëlle Fra pour les luxembourgeois. On n’y touche pas ! Et rebelote, c’est reparti pour une série de manifestations, mais cette fois-ci, on a atteint un degré de colère ultime. Comme d’habitude, les manifestants, tous vêtus de noir, avec cagoules et battes de baseball pour certains, se sont livrés de vraies scènes de guerre avec la police. Depuis ces évènements, il est difficile de trouver une banque dans le quartier qui n’ait pas les vitres cassées. L’apogée de cette bataille en plusieurs actes se déroule le 21 décembre 2013 dans la rue Schulterblatt, en face de la Rote Flora. La guerre est déclarée, il n’y a plus de négociation possible, refugiés, Esso Häuser, Rote Flora, tout y passe, tout le monde est en colère. 7 000 manifestants contre 3 000 policiers. Cocktails Molotov. Les fumigènes volent dans tous les sens, la police charge, il y a des blessés. Certains sont arrivés de différents coins de l’Allemagne, c’est presque mieux qu’un match de foot. Le cause initiale n’est plus vraiment importante, ce qui importe dorénavant c’est de se battre. Les images de ces affrontements ont fait le tour des journaux télévisés internationaux, la violence se vend toujours très bien. Pendant ce temps, les réfugiés attendent la fin de cette nouvelle guerre.
Acte final. 29 decembre 2013, la police publie un communiqué : des policiers ont été attaqués devant la Davidwache. Des pierres et des bouteilles auraient été lancées. L’un des policiers aurait la mâchoire cassée. Les autonomes de gauches sont pointés du doigt. Cette fois-ci, le maire Olaf Scholz réagit sans aucune concession, à partir du 3 janvier 2014, il définit une zone de danger dans plusieurs quartiers autour de St. Pauli.
Hambourg devient une véritable ville policière. Ça a au moins le mérite de plaire aux petits garçons qui ont leur garderie dans la zone de danger, pleins de camionnettes avec les phares bleus. Les contrôles deviennent de plus en plus fréquents, curieuse manière de calmer les esprits. Comme les petits garçons, les policiers semblent aussi apprécier ce nouveau jeu. Les activistes de gauche, quant à eux, ne se sont pas fait attendre et ils ont rajouté une nouvelle cause à leur revendications : Lampedusa, Esso, Rote Flora et maintenant le Gefahrengebiet. Les conflits à Hambourg semblent ne plus trouver d’issue de secours, dorénavant des manifestations contre la zone de danger sont organisés. Il faudrait peut-être bientôt même inventer les manifestations contre les manifestations.
Quelques jours plus tard, des témoins présents le 29 décembre affirment qu’il n’y aurait eu aucune agression envers des policiers, il s’agissait apparemment d’un groupe de supporters de foot qui auraient chanté et qui sont simplement passés devant la Davidwache. Malgré tout, la zone de danger fut maintenue jusqu’au 13 janvier 2014. À partir de ce moment-là, plus rien, un silence assez inquiétant dans les deux camps. Mais la guerre ne semble pas terminée pour autant. Rendez-vous le 1er mai. Pendant ce temps, les réfugiés de Lampedusa n’ont toujours pas trouvé de solution à leur problème.