Va-t-on vers « la fin du salariat » comme le redoutent les manifestants qui battent actuellement le pavé en France ? Dans ce pays, un sondage réalisé en juillet 2015 révélait que 17 pour cent des fonctionnaires interrogés exprimaient l’intention… de créer ou de reprendre une entreprise ! C’est dire si l’entrepreneuriat a le vent en poupe. Le souhait de « se mettre à son compte » est redevenu vivace dans les années 2000, avant d’être boosté par la tendance récente à l’« ubérisation » des économies développées, le tout avec la bénédiction des pouvoirs publics nationaux et des instances européennes.
Depuis deux siècles la croissance économique a rimé avec le développement du salariat, qui dans les pays de l’UE touche en moyenne 85 pour cent des actifs. En contrepartie, la proportion des travailleurs indépendants (qui n’ont pas de contrat de travail avec un employeur mais fournissent une prestation de services à des clients) n’a cessé de décroître, quoique de façon ralentie au cours des années récentes : en France par exemple elle a chuté de 16,7 pour cent de la population active en 1976 à onze pour cent en 1994, mais a stagné pendant les vingt années suivantes (10,6 pour cent en 2014). Pour comprendre cette évolution, il faut se souvenir que les agriculteurs exploitants ont constitué pendant longtemps le gros des bataillons d’indépendants, aux côtés des artisans et commerçants et des professions libérales. Or, leur nombre a chuté de plus de quarante pour cent entre 1994 et 2014 : la relative stabilité du pourcentage total de non-salariés a donc dissimulé un accroissement d’un tiers du nombre d’indépendants non-agricoles.
Dans l’UE le nombre d’indépendants, hors secteur agricole, est encore modeste : 11,3 pour cent seulement des actifs en 2012, avec comme toujours des différences importantes selon les pays qui tiennent à l’histoire et aux pratiques locales : ainsi en Slovaquie, quarante pour cent des caissières de supermarchés sont des non-salariées ! Mais ce pourcentage est partout en augmentation et pourrait d’ici quelques années rejoindre celui des États-Unis, où un quart de la population active a le statut d’indépendant.
Un premier tournant s’est produit à la fin des années 80, quand de grandes entreprises, confrontées à des difficultés stratégiques et aux mutations technologiques, se sont mises à « variabiliser leurs charges de personnel » en transformant certains salariés en fournisseurs. Ces derniers se voyaient proposer de s’installer comme consultants et de vendre leurs prestations à leur ancien employeur qui leur garantissait un volant minimum d’activité. IBM s’est illustrée dans cette pratique en France, où elle était d’autant plus tentante que les charges sociales payées par les employeurs y sont élevées (quarante pour cent du salaire brut) et le droit social très rigide.
Les salariés concernés n’ont donc eu d’autre choix que de continuer à travailler en se mettant à leur compte sauf à être purement et simplement licenciés. Néanmoins beaucoup d’entre eux ont vu dans cette situation subie l’opportunité de prendre un nouveau départ en goûtant aux charmes (et aux affres) de l’indépendance, et pour les plus anciens et les plus expérimentés le moyen d’échapper au chômage qui dans certains secteurs frappe dès 45 ans voire moins. C’est l’époque où l’on a vu fleurir les « consultants » dans toutes sortes de domaines.
Le phénomène est encore vivace, par exemple en Belgique où selon le magazine français Challenges, « les employeurs demandent de plus en plus à leurs salariés de devenir free-lances », ce qui touche même les managers, « de plus en plus prêts à collaborer avec des entreprises le temps d’un projet ». Mais au final cette tendance des entreprises à externaliser les ressources humaines (qui a fait également le succès des sociétés d’intérim) au nom de la flexibilité est restée limitée, car ne touchant que des emplois et secteurs spécifiques.
D’une tout autre ampleur a été le mouvement apparu vers la fin des années 2000, à cause cette fois de la hausse du chômage due à la crise économique et financière, qui a incité de nombreux salariés à franchir le pas de l’indépendance, en créant eux-mêmes leur propre emploi. Plus récemment les « plateformes » de l’économie participative ou collaborative ont favorisé le phénomène puisque la quasi-totalité des nouveaux concepts font appel à des collaborateurs indépendants. Cela dit, la propension à se mettre à son compte reste très variable d’un pays à l’autre. La Belgique où le taux de chômage est élevé (surtout en Wallonie et à Bruxelles) et où les jeunes salariés en poste sont très pénalisés par le poids des cotisations sociales et de la fiscalité, est devenue le « royaume des travailleurs non-salariés » avec plus d’un million de personnes, soit vingt pour cent de la population active, une proportion en très forte hausse en à peine cinq ans. Environ dix pour cent des non-salariés cumulaient leur activité indépendante avec un salaire. Mais ce taux est en nette augmentation (environ trente pour cent) pour les nouveaux free-lance qui, d’autre part, exercent plus souvent qu’auparavant plusieurs activités indépendantes de manière simultanée.
En raison de l’effet positif pour l’emploi, et notamment pour l’insertion des jeunes les moins qualifiés, les pouvoirs publics encouragent l’entrepreneuriat individuel. Cela ne date pas d’hier : au niveau européen on peut citer la stratégie de Lisbonne en 2000, le Small Business Act en 2008 et l’European Economic Recovery Plan en 2009. Le développement des nouveaux concepts ne peut que renforcer cette tendance car selon l’Institut de l’Entreprise, « les plateformes sont des vecteurs d’accès au marché du travail, surtout pour des personnes très éloignées de l’emploi ». Ainsi en France sur les quelque 14 000 collaborateurs d’Uber, un quart étaient sans emploi avant de devenir chauffeurs, dont 43 pour cent depuis plus d’un an. Beaucoup ont moins de trente ans.
Les incitations prennent des formes diverses selon les pays, mais consistent généralement à favoriser l’accès aux financements, à réduire la fiscalité ou et à simplifier les démarches administratives. En octobre 2015 la Commission européenne et le Fonds Européen d’Investissement ont mobilisé 27 millions d’euros sous forme de prêts pour soutenir 20 000 micro-entreprises. En France a été créé en 2009 le statut d’auto-entrepreneur, régulièrement amélioré depuis, qui a séduit près d’un millions de personnes. En Belgique le gouvernement fédéral a décidé de baisser progressivement de 22 à 20,5 pour cent le taux de cotisations sociales pour les indépendants alors qu’il est de 30 pour cent pour les salariés. Dans ces conditions, et en considérant les résultats de sondages récurrents qui montrent l’intérêt croissant pour ce statut « d’ici à cinquante ans, nous allons nous retrouver avec cinquante pour cent de travailleurs indépendants », selon Jean-Marc Daniel, professeur à l’École Supérieure de Commerce de Paris.
La précarité est le lot quotidien des nouveaux indépendants qui exercent souvent des « petits boulots » instables et trop mal rémunérés pour pouvoir en vivre : en France à peine 57 pour cent des auto-entrepreneurs déclarent un chiffre d’affaires, avec une moyenne à peine supérieure à mille euros par mois ! Un grand nombre d’entre eux sont dépendants d’un seul client-donneur d’ordre, ce qui en fait de « salariés déguisés ».
Une situation dont se plaignent les professionnels en place, particulièrement les chauffeurs de taxis et les hôteliers, mais aussi les restaurateurs et les livreurs qui dénoncent la concurrence déloyale qui leur est faite. Le Comité Economique et Social Européen s’en est ému dans l’avis qu’il a émis en mars 2013 sur « les abus du statut d’indépendant » qui vont de la fraude aux cotisations sociales au travail non déclaré en passant par la fraude fiscale et par le contournement du droit du travail. L’Organisation Internationale du Travail, de son côté, a alerté sur la sécurité et la santé au travail, en général moins bien respectées chez les indépendants, également moins bien couverts contre la maladie et les accidents du travail et mal préparés à leur retraite.
Finalement devenir indépendant n’a rien du long fleuve tranquille. C’est peut-être ce qui explique que, dans le sondage de l’Ifop à l’été 2015, si une majorité (57 pour cent) de commerçants, artisans et chefs d’entreprise se disent disposés à se lancer à nouveau dans l’entrepreneuriat, seuls 22 pour cent se déclarent certains de faire à nouveau ce choix. Et un quart d’entre eux affirment qu’ils n’opteraient pas à nouveau pour une activité indépendante.