Pascal Koster, un quadragénaire en polo noir et vieux jeans, est un homme agité. Il parle vite et beaucoup, interrompant fréquemment son collègue Frank Fischer qui, à côté de cet éternel juvénile, dégage un air saturnien. Koster jette un coup d’œil rapide sur son smartphone, tape un message. Le cofondateur du nouvel opérateur téléphonique Join Experience fait figure d’enfant prodige du secteur de la télécommunication. Débutant chez Cegedel, il lancera Tango avec Jean-Claude Bintz, le premier opérateur privé sur le marché luxembourgeois, avant de fonder Vox Mobile, et de passer chez Mobistar en Belgique. Son dernier projet, lancé en grande pompe il y a deux semaines, propose de profiter de la libéralisation européenne et d’envahir le marché international sous le cri de ralliement : « Mort au roaming ! » (voir aussi d’Land du 6 septembre 2013).
La stratégie de Join, dont le siège se trouve dans la zone industrielle de Hamm, entre le crématoire et la confiserie Namur, est internationale : négocier en chaque pays européen un accès sur les réseaux existants, comme elle vient de le faire au Luxembourg avec la Post. Un modèle d’intermédiaire de la télécommunication qui n’est pas particulièrement novateur : il en existe des dizaines en Allemagne, pays de cocagne du discount : de Tchibo à Aldi, en passant par Galeria, tous s’y essaient. Pour Join, il s’agira de cibler un segment du marché européen particulier, celui des utilisateurs très mobiles et hyper-connectés : les frontaliers et managers internationaux. Comme cheval de Troie, Join leur proposera un tarif unitaire européen, rayant le roaming de la carte. Le tout piloté à partir du grand-duché, où sont installés les serveurs, et de Bruxelles, où est établi le centre d’appel, employant notamment des étudiants luxembourgeois bilingues.
La première condition sera donc que Join réussisse à trouver des accords avec les opérateurs sur place pour se greffer sur leurs réseaux. Pas sûr que les opérateurs étrangers leur feront des cadeaux. « La chance de Join est qu’ils sont les first movers », dit Xavier Buck, entrepreneur dans le secteur informatique. Or, leur modèle pourra être aisément copié par un des géants de la téléphonie mondiale. « Si quelqu’un arrive, copie le modèle et met plusieurs centaines de millions sur la table pour le réaliser, il fera sauter Join et prendra le marché », estime un autre observateur, plus sceptique. D’autant plus que Join, sans réseaux propres, payant des frais de location, vivra avec une marge réduite. Join aura donc intérêt à croître, et vite.
D’un point de vue technologique, le projet Join n’a rien d’extravagant. Tout est dans le marketing, et Koster est un vendeur-né. Passant d’anecdotes personnelles à un langage codé où se mélangent data packages, différents modèles de tarifications et gadgets forfaitaires, il veut convaincre que son offre est la meilleure. « Je connais les tarifs des autres opérateurs, j’en ai élaboré trois sur quatre », dit-il. Simple et transparente, l’offre de Join ? Impossible de se repérer dans la jungle de nouvelles offres qui pullulent sur le marché de la téléphonie mobile, qui toutes plus ou moins se valent et dont aucune ne peut être comparée à l’autre.
Le Luxembourg est le premier marché de la téléphonie mobile sur lequel Join tente, depuis quelques semaines, de faire son entrée. Après la ruée vers l’or, l’univers de la téléphonie s’est quelque peu assagi ces dernières années : en 2012, le marché a stagné, générant un chiffre d’affaires d’un demi-milliard d’euros. La Post mène toujours la danse, elle occupe la moitié du marché, l’autre se divise entre Tango et, dans une moindre mesure, Orange, qui peine toujours à décoller. « Ce n’est plus comme il y a dix ans. Aujourd’hui, chaque nouveau client qu’on aura, il faudra le prendre à un autre », explique Werner De Laet, directeur général d’Orange. Et de conclure : « Si Join dit vouloir gagner quelques pourcents de part de marché, c’est déjà hyper-ambitieux ».
Alors que, dans les grands pays, le roaming représente une partie infinitésimale du chiffre d’affaires des opérateurs, au Luxembourg – comme pour toutes les régions frontalières –, il est un business-model en soi. Le roaming se situe entre un quart et un tiers du chiffre d’affaires et, encore en 2012, il a enregistré une progression de 41 pour cent. Or, il se retrouve aujourd’hui à bout de souffle. La fin du roaming, annoncée par la Commission européenne pour 2016, vient de fixer la date de son expiration. Anticipant sur cette mort en douce, Join jouera, d’après ses concurrentes, le rôle de stimulateur et d’accélérateur. « Mais peut-être que Join arrive un peu sur le tard », avance Didier Rouma, directeur de la concurrente Tango, selon qui le roaming sera de toute manière aboli « bien avant » la date fatale de 2016.
Pour la Post, qui est entrée à hauteur de cinquante pour cent (un peu plus de deux millions d’euros) dans le capital de Join, il s’agira aussi d’un laboratoire. « Nous n’aurons pas pu formuler une offre à coût roaming zéro sans revoir l’ensemble de notre portefeuille », expliquait son directeur Claude Strasser, ce mercredi à une conférence de presse dans les vénérables salles du palais postal, rue Aldringen. Depuis deux semaines, Strasser n’a de cesse de présenter l’association avec l’équipe de Koster comme un partenariat win-win dans lequel aucune des deux parties ne risquera d’empiéter sur les plates-bandes de l’autre. Non, souligne-t-il, Join ne serait pas « un quatrième opérateur ». Join serait un « levier » pour entrer – sans trop de risques – sur un marché international, que la Post luxembourgeoise n’a jamais su aborder. D’ailleurs, ajoute Strasser, non sans malice, pour l’usager luxembourgeois lambda, l’offre de Join serait « plutôt chère ».
Alors que l’autre moitié de l’actionnariat venait de passer des mois à prêcher justement le contraire, à grands renforts de campagne publicitaire, les déclarations de Strasser ont un peu jeté le froid. Aux yeux de Frank Fischer, un des trois directeurs de Join, il serait « mathématiquement » exclu que Join fasse de l’ombre à son actionnaire la Post. Et de faire l’arithmétrique : « Si chacun des trois opérateurs perd un client, la Post perdrait un client, mais en gagnerait un et demi. En plus, nous leur amènerons du trafic sur leur réseau. » Pour fidéliser le segment le plus mobile du marché à ses réseaux, la Post, trop lourde pour changer de cap rapidement, aurait besoin de Join : « Nous sommes plus flexibles qu’un grand opérateur comme la Post ne pourra jamais l’être ».
À côté de la Post, un second partenariat lie Join à l’équipementier en télécom ZTE. L’entreprise chinoise fournit portables androïdes produits à Shenzhen, commutateurs et logiciel de facturation, cœur de toute opération télécom. Les arrivées quotidiennes d’une cinquantaine d’ingénieurs chinois dans les bureaux de Hamm ne sont pas passées inaperçues. « Depuis quelques mois, toute une batterie d’experts chinois travaille ici à l’installation des machines », dit Frank Fischer. Interrogé sur les salaires payés à ces ingénieurs détachés, les directeurs de Join, se font évasifs. Les liens contractuels passeraient par ZTE : « Nous passons commande auprès de notre fournisseur à Shenzhen et négocions un délai pour la mise en opération. Qu’ils fassent le travail ici ou là-bas, qu’ils envoient trois ou 3 000 ingénieurs, ce n’est pas notre problème, c’est leur problème », dit Fischer. (Strasser dit n’en avoir pas eu connaissance, mais doute qu’il ne s’agisse de « colonnes » d’ingénieurs)
L’outsourcing de la mise en place de l’appareillage technologique n’est pas une anomalie, sur le marché de la télécom c’est la norme. Ainsi, pour les antennes, les commutateurs et la facturation, la Post passe par le Suédois Ericsson et l’Israélien Amdocs, Tango s’est alloué les services du Finlandais Nokia et du Chinois Huawei tout comme Orange. Join est allé un pas plus loin et a signé un partenariat avec ZTE. La firme chinoise agira comme revendeur des serveurs entreposés dans les data-centers luxembourgeois auprès d’autres opérateurs qui désireront entrer sur le marché européen. Koster, disant juger d’après son expérience dans le monde de la télécom européenne, souligne qu’en matière de télécommunication, les données ne seraient pas siphonnées par la Chine, mais par « un pays qui porte plein d’étoiles sur son drapeau. »
18 tonnes de matériel ont été entreposées par Join dans les data centers de la Post et de l’État. Décrits de manière prosaïque, ces data centers et, par extension, les « nuages » qu’ils hébergent, sont des bunkers climatisés. Indexés sur les prix de l’électricité de l’industrie, ils en consomment énormément : la moitié pour faire tourner les serveurs et l’autre pour évacuer la chaleur produite. Le Luxembourg, place financière et secret bancaire obligent, s’était très tôt spécialisé dans le « haut de gamme » et concentre aujourd’hui dix pour cent des data centers les plus sécurisés (dits Tier IV) du monde. C’est sur cette lourde infrastructure que s’est greffé Join (ensemble avec les autres opérateurs) pour vendre à ses clients des « solutions en cloud » : au lieu d’installer des serveurs dans les bureaux, l’opérateur s’occupera de les installer dans un data center et les reliera via 4G aux postes de travail multiples, procurant ainsi un sentiment mélangé d’ubiquité et de sécurité à la clientèle.
Or, si la sécurité physique de forteresses data center peut être assurée, il ne se trouve plus guère personne pour garantir la sécurité des flux des dates transitant via Internet. Même pas le directeur de la Post. « Les gens demandent la protection des données, mais sont très insouciants dans la manière dont eux-mêmes les traitent. Ainsi, personne ne pense à encrypter ses envois », se désole-t-il. Pas plus qu’ils ne le faisaient pour les lettres envoyées par courrier, après tout ? « En interne, nos gens disent toujours : ,Si vous envoyez un e-mail c’est comme si vous envoyiez une carte postale.’ Or le grand public continue de confondre e-mail et lettre », répond Strasser. Reste que la nébuleuse cloud est un marché convoité, sur lequel, de nouveau, la Post se retrouvera concurrencée par son partenaire Join.
Alors que le marché de la téléphonie mobile semble arrivé à saturation, le potentiel de croissance est ailleurs : dans le machine to machine (M2M), ces petites cartes Sim qui transmettent des informations sur vos doses quotidiennes d’expressos, votre hygiène dentaire, la vitesse de croisière de votre voiture ou votre rythme cardiaque. L’efficience mesurable jusque dans les détails les plus minuscules, insignifiants ou intimes. D’après l’Institut luxembourgeois de régulation, le Luxembourg en compterait une trentaine de milliers aujourd’hui. Sur ce marché, la Post tout comme Orange se sont déjà positionnées : ainsi, si les premiers livrent des cartes Sim à PSA Peugeot-Citroën, les seconds en fournissent à Renault. « C’est un marché de très grand volume, mais la valeur unitaire d’une carte est très basse, de l’ordre de un ou deux euros par mois et par carte », estime Werner De Laet, directeur d’Orange.
Le dernier venu, Join, compte se tailler une part de ce gâteau qui ne cesse de croître : il veut vendre 1,5 million de cartes Sim dans le M2M d’ici 2017 (c’est-à-dire un pour cent du marché européen) et commence à rêver du marché de la santé. « L’État a des problèmes pour boucler son budget et il y aura de plus en plus de personnes vivant de plus en plus vieilles et qui devront être soignées chez elles. Le M2M permettra de mesurer le pouls ou si ces personnes âgées ont faim », dit Koster. Des informations qui valent de l’or et que Join promet de hautement sécuriser : « Sinon, lorsque vous tombez malade, vous risquerez de vous voir annuler votre assurance-vie ». Doit-on tout mesurer, juste parce qu’on en a les moyens ? Il y aurait des « barrières éthiques » à respecter, concèdent Fischer et Koster or, « où celles-ci se situent, nous le verrons une fois que nous recevrons les demandes… »
Strasser compte lui aussi sur « une réelle explosion » dans le secteur du M2M, avant de concéder que la Post devrait être « plutôt circonspecte » en la matière – plus que Join en tout cas, dit-il – car de par son statut d’établissement public, mais aussi de par « les sensibilités européennes », différentes de celles qui prévalent aux États-Unis, elle serait investie d’autres responsabilités. Mais, attention : « Cela ne veut pas dire que nous voudrons négliger ce marché ». Quant à la mise en concurrence avec Join, Strasser affirme qu’étant donné l’immensité et l’hétérogénéité du marché, il y aurait peu de risques que « nous nous marchions sur les pieds ». La répartition des segments de marché qu’il esquisse semble légèrement réductrice: à la Post les cartes Sim « spécialisées et plus complexes », à Join celles « standardisées ».
Jusqu’ici, les critiques les plus acerbes contre Join sont venues du camp des geeks : la Piratepartei et le Chaos Computer Club (C3L) ont cru déceler une tromperie sur la marchandise : Ce que Join vend comme flat-rate ne serait en fait pas illimité. En défense, Koster et Fischer avancent des nuances lexicographiques : « flat-rate » ne serait nullement synonyme de « unlimited » : « Nous n’avons jamais fait une offre unlimited. Sur ce point nous avons été très corrects. Le flat-rate désigne une tarification plate jusqu’à un certain point. D’après la définition, nous avons raison », estiment-ils. L’autre accusation pèse, elle, plus lourd. En n’incluant que certaines plates-formes telles que Facetime, Skype, I-Message ou Twitter dans leur forfait et en en excluant d’autres, plus petites, Join violerait la neutralité du réseau, contribuant ainsi à distordre le marché et à favoriser la constitution de monopoles économiques.
La neutralité du réseau, qui, au Luxembourg, n’a pas force de loi, prévoit que chaque byte transitant par le net soit traité à égalité. L’enfreindre reviendrait, d’après l’analogie du hacker du C3L Jan Guth « à réserver la voie rapide aux voitures BMW, Mercedes ou autres grosses cylindrées ». Pensée à terme, cette logique pourrait conduire à une situation où par exemple uniquement les pages des annonceurs bénéficieront d’une transmission rapide, le reste se retrouverait relégué sur la piste de dépannage. Or, vue sous l’angle de la vitesse, l’accusation portée contre Join ne tient pas debout. Car, à l’inverse d’autres pays européens où des providers ont de facto mis certains sites de communication alternatifs (comme Skype) sous embargo, au Luxembourg aucun opérateur ne pratique une politique discriminatoire de freinage. La discrimination imputée à Join se fait sur le prix, pas sur la vitesse.
Les hackers réunis dans C3L ne désarment pas : le favoritisme des grandes plates-formes rendrait difficile aux start-ups, dont certaines tentent péniblement de se constituer, y inclus au Luxembourg, et de rentrer sur le marché. Guth va plus loin : « Les plates-formes de messagerie instantanée choisies par Join sont domiciliées à 99 pour cent aux États-Unis, et tout y passera entre les mains des services secrets. » Pascal Koster y voit un procès d’intention et dit avoir simplement inclus dans son prix forfaitaire tous les chat-providers qu’il aurait réussi à repérer. Aucun contrat d’exclusivité n’aurait été signé et rien ne s’opposerait donc à en inclure d’autres à l’avenir, une fois identifiée leur adresse IP. « Les Pirates et le C3L auraient simplement pu me téléphoner et m’en parler : j’aurai pu tout leur expliquer ! », se désole-t-il. Encore un problème de communication ? À moins qu’il ne soit idéologique. Guth avoue regretter les années 90 où Internet « était gouverné par nous, les hackers, et non par des hommes d’affaires ».