Les uns parlent de « repositionnement », les autres disent que pour s’en sortir, la banque privée luxembourgeoise a l’impératif de développer des « modèles de services différenciés selon la nature du client ». Ces formules recouvrent plus prosaïquement le saucissonnage de la clientèle de la gestion de fortune – second pilier du secteur financier luxembourgeois après le secteur des fonds d’investissement – davantage en fonction du nombre de zéros qui s’alignent sur les comptes que selon des paramètres géographiques, du comportement des investisseurs et de leur rentabilité. D’un côté, les petits clients, très en dessous de la barre des 500 000 dollars et de l’autre les fortunes qui se comptent en dizaines de millions de dollars. Si les actifs ont fondu avec la crise – moins d’ailleurs au Luxembourg que dans le reste du monde –, ils devraient rapidement reprendre le chemin de la croissance, le rapport mondial de Merrill Lynch évoquant une hausse annuelle de 8,1 pour cent d’ici 2013 (lire ci-dessous).
Ce n’est pas nouveau que les « petits comptes » soient sous les feux de la rampe – le Luxembourg ayant, au gré de la conjoncture, toujours hésité à se positionner comme un centre de gestion de fortune pour la « classe moyenne » des gens riches – , mais le phénomène est devenu plus systématique avec la crise financière qui a rendu les dirigeants de banques plus attentifs à la rentabilité des déposants, qu’il faut mieux servir que dans le passé : les « gagne-petits » ne sont plus les bienvenus dans les établissements grand-ducaux qui veulent jouer sur le registre du haut de gamme, avec des atouts commerciaux et des solutions patrimoniales qui ne feraient d’ailleurs pas rougir les plus vieilles dynasties du métier de la banque privée. Sauf que les Luxembourgeois ne markettent pas leur place financière comme ils devraient le faire, par manque de panache et de réactivité, par excès de pudeur et aussi, il faut bien le dire, parce que la conjoncture extraordinairement favorable des dernières années les invitait à une certaine nonchalance.
Il y a une soixantaine d’établissements, actifs dans la banque privée au Luxembourg (6 000 personnes dépendent directement de cette activité qui génère 1,8 milliard de revenus et quelque 350 millions d’euros de recettes fiscales). Tous sont loin d’avoir arrêté une stratégie bien définie et s’interrogent sur la nécessité de faire un tri radical de leurs déposants, au risque d’en exclure un bon nombre, qui ne sont pas suffisamment rentables. Il faut dire tout de même qu’un tiers des clients de la banque privée luxembourgeoise dispose d’une fortune entre zéro et un million d’euros. Un autre tiers détient entre un et vingt millions et le dernier tiers plus de vingt millions d’euros en portefeuille. Les données ressortent de l’étude PWC.L’évolution du contexte réglementaire et l’obligation que s’est imposée le Luxembourg de se conformer aux standards de l’OCDE en matière de coopération fiscale a accéléré les départs des petits clients. « Avec les attaques de toutes parts que le secret bancaire a subies, reconnaît Olivier de Jamblinne, directeur général du wealth management à KBL Private Bankers, on voit en effet que les petits clients rapatrient leurs avoirs plus rapidement que les autres, mais il ne s’agit pas forcément de gens qui ont fraudé le fisc ».
Constat identique chez HSBC Private Bank : « La nouvelle donne, avec l’échange d’informations en matière fiscale, confirme Claude Marx, deputy general manager, a sans doute effrayé certains clients. Nous pensons que cela va surtout affecter les petits clients qui disposent entre 100 000 et 500 000 euros. Ils veulent quitter en partie le Luxembourg, car dans leur pays, il devient trop compliqué d’avoir un compte à l’étranger ».
Les banques mettent un soin particulier à retenir et à fidéliser les clients, mais tout dépend du volume de leurs avoirs, de la nature du client et de son potentiel. « Dans le passé, on pensait que plus on avait de clients, mieux c’était. Non, c’est le contraire. Pour bien servir un client, on doit en avoir moins et en être plus proche et proactif », précise Gian Marco Magrini. L’étude PWC a ainsi montré que les chargés de clients en géraient probablement un peu trop et qu’ils ne passaient que 40 pour cent de leur temps à les servir.Si le développement de l’activité de banque privée ne montre pas encore son vrai potentiel au Luxembourg (un doublement, voire un triplement des actifs sous gestion est attendu), encore plombée par la dégringolade des actifs sous gestion, personne ici ne veut croire que l’histoire de la gestion de fortune à Luxembourg va s’arrêter après que Luc Frieden, le ministre sortant du Trésor et du Budget, aura signé les douze conventions fiscales sur le modèle d’OCDE d’échange d’informations en matière fiscale nécessaires pour retrancher le pays de la liste grise des paradis fiscaux. Il y a une vie avec un secret professionnel aménagé pour des places financières bien réglementées. Les « nouveaux paradis fiscaux » n’auraient pas vocation à faire de vieux os.
« Nous sommes convaincus que la demande pour une banque privée internationale, qui n’a plus rien à voir avec la banque offshore, restera et se développera », pronostique Gian Marco Magrini. On reparle d’ailleurs, dans les coulisses, d’attirer au grand-duché de nouveaux résidents fortunés. Si les autorités ne font pas la fine bouche devant les perspectives offertes par ce créneau, la population luxembourgeoise serait nettement moins bien disposée à accueillir à bras ouverts cette catégorie de résidents intermittents. Encore faudrait-il que, comme à Bruxelles, le marché immobilier s’anime.
Si les marchés proches « traditionnels » que sont le Benelux, la France et l’Allemagne (plus de 60 pour cent de la base des clients au grand-duché) n’ont pas encore été exploités à toute leur puissance, les banquiers luxembourgeois explorent aussi des horizons plus lointains, en Europe de l’Est et en Amérique latine. Les promoteurs de la marque de Luxembourg activent leurs réseaux vers ces destinations. Claude Marx, qui, outre ses fonctions chez HSBC Private Bank, est responsable de la promotion au sein du Private Banking Group (PBG), le cluster dédié à la gestion privée au sein de l’ABBL, estime que pour rendre le centre financier luxembourgeois incontournable, il faut effectuer au minimum deux missions de promotion en France et au moins autant en Allemagne. Le rythme d’une mission par an dans les pays d’Europe de l’Est s’impose également aux promoteurs de l’agence Luxembourgforfinance (LFF).
Il y a d’autant moins à désespérer de l’avenir que la place s’est désormais donnée une stratégie cohérente – celle du positionnement vers les grandes fortunes issues davantage du travail que du capital – et que ses dirigeants, désormais au diapason, soufflent dans la même direction dans ses voiles. Les longs exercices d’introspection, infligés par la crise et l’évolution règlementaire, le travail de fond que mène le Private Banking Group, lui ont permis de se trouver des spécificités que les autres places financières n’ont peut- être pas : les entrepreneurs internationaux y sont plus nombreux que sur d’autres places concurrentes comme la Suisse. « Le Luxembourg, indique Etienne Hirsch, également associé PWC, occupe une position très forte sur le segment des entrepreneurs, avec une part qui va passer de 36 pour cent actuellement à 40 pour cent d’ici 2010 ». Cette forte proportion d’actifs au profil très international s’explique en raison d’instruments de gestion du patrimoine très développés au Luxembourg. Les sociétés de gestion de patrimoine familiale ont avantageusement remplacé les vieux holdings relevant de la loi de juillet 1929. Les fonds d’investissement spécialisés (plus de 880 structures de ce type ont été constituées en deux an et demi) et les sociétés d’investissement à capital-risque ont attiré d’importants capitaux, suffisamment bien embrigadés dans ce genre de structures pour ne pas prendre aussi facilement la poudre d’escampette. C’est sur ce capital que le Luxembourg entend désormais appuyer le développement de son activité de banque privée. « L’ingénierie patrimoniale, résume Luc Rodesch, vice-président de PBG et directeur de la banque privée chez Banque de Luxembourg, c’est la clef pour retenir les clients importants ».
La pression internationale qui a pesé sur les centres financiers à secret bancaire en les conduisant à faire des concessions sur ce secret dans les cas de fraude fiscale, devrait au final être salutaire à leurs affaires. Il resterait quand même encore des progrès à faire dans la connaissance de soi ainsi que dans le marketing de la place. L’étude de PWC montre en effet une très faible proportion d’établissements ayant mis en route « de véritables modèles de services calibrés en fonction des besoins des différents segments de clientèle ». Le consultant a aussi identifié « un certain manque de proactivité des banquiers privés luxembourgeois à développer leur fonds de commerce par leurs propres actions, indépendamment des effets de marché ». « Le Luxembourg, précise Etienne Hirsch, doit mettre en valeur ce en quoi il se distingue en matière de banque privée internationale et sa complémentarité par rapport aux centres de banque privée domestique ». Pas question de faire de l’ombre aux amis de l’étranger.