Ministre aux Relations avec le Parlement, ministre du Budget, ministre, ou plutôt "monsieur" Euro, ministre de la Justice... Lorsque Luc Frieden prit, fin janvier 1998, une position clef au sein du gouvernement, il savait sans doute que cet héritage allait être lourd. D'un côté parce que le temps lui imparti, à peine une année et demie, est limité. De l'autre, la décision du Premier ministre et chef virtuel du Parti chrétien-social (PCS) de nommer Luc Frieden à ce poste et non pas un dignitaire du parti élu en meilleure position - qui selon la tradition aurait dû jouir de la prééminence - était prise dans la perspective des élections de juin 1999: Luc Frieden, en tant que synonyme du rajeunissement du PCS, est aussi appelé à représenter l'image du jeune ministre chrétien-social dynamique.
Mais avec le ministère de la Justice, Luc Frieden a hérité d'un ressort problématique. La démission inattendue de Marc Fischbach, début novembre 1997, intervint avec un autre coup d'éclat: la démission surprise du premier juge de la magistrature nationale, le président de la Cour supérieure de justice et de la Cour constitutionnelle, Guy Reiland. L'intéressé n'a jamais avancé les causes réelles de sa décision spectaculaire. Mais le malaise qui existe entre l'exécutif, le ministère de la Justice en particulier, et le troisième pouvoir, entre autres en ce qui concerne le rôle du Parquet, fut implicitement souligné par son successeur Marc Thill qui a dit "pleinement comprendre la décision de Guy Reiland" avec lequel la grande majorité des magistrats se sont d'ailleurs déclarés solidaires. L'arrivée du nouveau ministre n'a pour l'instant rien changé à la situation au sein de l'appareil judiciaire.
Luc Frieden s'est ainsi retrouvé à la tête d'un ministère confronté à de nombreux dossiers épineux. Réforme de la justice, arsenal législatif pour assainir et redorer le blason de la place financière luxembourgeoise, problème des mineurs en prison et autres problématiques liées au Centre pénitentiaire de Schrassig sont des dossiers hérités qui n'ont guère évolué. La problématique des arrêtés ministériels déclarés non conformes à la Constitution lui est tombée dessus sans que le ministre n'ait entrepris quelque action pour remédier à la situation. La nouvelle législation sur la toxicomanie, le durcissement de la politique en ce qui concerne les réfugiés ou encore les actions "d'assainissement" du quartier de la Gare sont ses oeuvres.
Si le Politbarometer mensuel du tageblatt peut être considéré comme miroir de la popularité des acteurs politiques, Luc Frieden aura été la révélation de l'année. En 23e position lorsqu'il était simple député, il s'est propulsé au cinquième rang depuis qu'il est ministre. Reste à savoir si c'est son action politique qui lui a profité dans le Politbarometer ou si c'est le nombre de ses passages à RTL Télé ou Radio Lëtzebuerg.
Dérive populiste
Côté action politique, Luc Frieden s'est tout d'abord distingué dans le dossier de la toxicomanie. Il a non seulement défendu mordicus la fermeté de Marc Fischbach, mais a opté pour une ligne encore plus répressive. Marc Fischbach avait en son temps provoqué le gel du projet de loi sur la lutte contre la toxicomanie qu'il avait conjointement déposé avec le ministre de la Santé de l'époque, Johny Lahure. La grande idée de ce projet de loi était de considérer les toxicomanes non plus comme des criminels, mais comme des malades. Or, un amendement de Lydie Err, alors député socialiste, tendant vers une dépénalisation de la détention de drogues douces provoqua l'ire et de Marc Fischbach et du PCS. Comme l'a souligné Luc Frieden dans un entretien au Letzeburger Land (n°45/98), "le gouvernement n'est [toujours] pas prêt à dépénaliser la détention de drogues dites douces" et "vu que les drogues nuisent à la santé, je crois qu'il est le rôle du législateur de signaler que la société ne saurait les tolérer".
Le durcissement de la ligne politique répressive de Luc Frieden se retrouve aussi dans les actions qu'il a lancées tambour battant au quartier de la Gare. Suivant les sirènes populistes des activistes de SOS Gare, le ministre a fait "nettoyer" par des actions coup de poing les trottoirs des prostitué(e)s. L'action a été louée comme un succès par le ministre de la Justice qui s'est, pour ce faire, livré à un amalgame osé. C'est lors d'une conférence de presse au sujet d'un projet de loi relative à la protection des enfants que le ministre a abordé le sujet. L'impression prévaut que cet amalgame entre pédophilie et prostitution était voulu et préparé. Dans la même lignée populiste, Luc Frieden ne veut pas d'une réédition du "statut humanitaire" pour réfugiés politiques, d'antan introduit par Marc Fischbach pour les ressortissants bosniaques. Question de faire en sorte que le Luxembourg ne devienne pas trop attractif pour "les masses de populations qui cherchent refuge dans des pays tiers", comme l'a souligné le ministre lors du journal télévisé de RTL Télé
Lëtzebuerg au sujet de la situation des réfugiés du Kosovo (cf. d'Letzeburger Land n°52/98).
Si la popularité de Luc Frieden se base sur son action politique, ces trois exemples peuvent être une illustration d'une "popularité populiste". Car à part les actions répressives énumérées, le bilan du ministre de la Justice est plutôt maigre. En ce qui concerne la politique pénologique, Luc Frieden s'est distingué à assurer la continuité ministérielle en retenant le rapport du Comité européen pour la prévention de la torture daté de juin 1997. Le Luxembourg y est sévèrement épinglé, notamment en ce qui concerne les conditions de détention des mineurs (cf. d'Letzeburger Land
n° 48/98). Le dossier pénologique a certes connus quelques avancements, incontournables, mais les problèmes fondamentaux, telle que la détention des mineurs, restent.
Avant d'être ministre, Luc Frieden s'était bâti une certaine réputation en tant que lobbyiste de la place financière. C'est peut-être une des raisons pour lesquelles l'arsenal juridique devant assainir la place financière luxembourgeoise, enfant chéri de Marc Fischbach, n'a jamais été mené à terme. Les projets de loi les plus contestés par les milieux professionnels, celui sur l'entraide judiciaire et celui visant les domiciliations, ne semblent ainsi plus être à l'ordre du jour. Luc Frieden pratique dans ce dossier une politique de l'autruche identique à sa position en ce qui concerne la non-constitutionnalité des arrêtés et règlements ministériels. Le premier arrêt de la Cour constitutionnelle déclarant cette non-constitutionnalité remonte au printemps 1998. Depuis, le ministre s'est, à tort (cf. d'Letzeburger Land n° 44/98 et 52/98), réfugié dans un profond mutisme en déclarant ces arrêts comme des décisions ponctuelles sans portée générale. Alors que dans la situation actuelle, chaque décision ministérielle risque à tout moment de perdre sa force exécutive. L'anomie guette, le ministre reste passif.
Après un an passé au gouvernement et six mois avant les élections, Luc Frieden s'est montré être un carriériste politique, imprégné d'un populisme conservateur. Son activité dans certains domaines - payants - et sa passivité dans d'autres - épineux - confirme sa principale caractéristique: Luc Frieden planifie ses actions et ne réagit jamais sans avoir auparavant calculé les risques politiques. Il s'est jusqu'ici surtout illustré en tant que successeur virtuel de Jean-Claude Juncker. C'est effectivement ce dernier qui l'a fait (ministre). Mais cela veut dire aussi que la carrière politique de Luc Frieden dépend de beaucoup (de celle) du Premier ministre.