Bastion du Parti chrétien social (PCS) depuis 1989, le ministère de la Justice a vécu lors de cette législature des changements qui ont amorcé une restructuration profonde de la justice au Luxembourg. Jamais depuis les tentatives d'humanisation de la justice opérées par le ministre socialiste Robert Krieps (1974-1979), des mesures qui furent d'ailleurs violemment attaquées par le PCS alors en opposition, la justice n'a connu d'aussi profonds changements. Toutefois, ces changements ne se sont pas faits sans heurts et bien qu'à première vue, le bilan du ministère de la Justice sur ces cinq dernières années puisse paraître positif, la réalité reste plus ambiguë.
L'évènement phare de l'ère 1994-1999 est sans aucun doute la création des nouvelles juridictions administratives et constitutionnelle qui ont instauré un nouvel équilibre juridictionnel et institutionnel (cf. ci-contre). Symbolique ou non, la création des Tribunal et Cour administratifs et de la Cour constitutionnelle eut lieu quasi simultanément avec les démissions d'abord du premier juge du pays, ensuite du ministre de la Justice. Début novembre 1997, seulement trois jours après avoir prêté serment comme président de la Cour constitutionnelle, Guy Reiland démissionnait de ses fonctions. Ce rebondissement inattendu, qui a été présenté comme une saute d'humeur suite à un orgueil blessé, puisait cependant profondément dans le malaise de l'appareil judiciaire. Guy Reiland expliqua sa démission par le fait qu'il ne pouvait accepter « d'être mis sous tutelle » par le président de la nouvelle Cour administrative (Georges Kill, président de la Cour administrative, est aussi vice-président de la Cour constitutionnelle et peut ainsi siéger à toutes les séances). Mais au plus tard lorsque son successeur à la présidence de la Cour supérieure de justice et donc de la Cour constitutionnelle, Marc Thill, se déclara solidaire avec Guy Reiland, l'on pouvait se faire une idée de l'étendue du malaise. La majorité des magistrats a partagé cette déclaration, ce qui démontre bien que la démission de Reiland n'était pas un baroud d'honneur personnel. La tension dans les rapports entre le troisième pouvoir et les pouvoirs exécutif et législatif est la principale raison de ce malaise qui couve toujours.
Seulement quelques jours après ce coup d'éclat, c'est le ministre lui-même qui rendit le tablier (Marc Fischbach est entre-temps devenu juge auprès de la Cour européenne des droits de l'Homme à Strasbourg). La principale raison de la démission de Marc Fischbach est une situation devenue ingérable, qui a provoqué chez le ministre une certaine lassitude après quatorze années passées au sein du gouvernement. À l'époque, le ministère de la Justice était confronté à une ribambelle de problèmes qui sont d'ailleurs loin d'être résolus. Outre les relations difficiles du ministère de tutelle avec une magistrature indépendante, Marc Fischbach était confronté à un épineux dossier pénitentiaire, à des réformes annoncées qui tardaient (et tardent toujours) à être réalisées, à une levée de boucliers des avocats et des acteurs de la place financière à cause de plusieurs projets législatifs. À cela s'ajoute une méfiance de l'opinion publique dans l'appareil judiciaire, méfiance amplifiée par des évènements tels que le classement de l'affaire de la Centrale paysanne (pour cause d'impartialité non garantie d'une magistrate) qui ravivait dans certains esprits les souvenirs des épisodes de l'affaire du siècle ou du poseur de bombes.
Lorsqu'il entamait son deuxième mandat comme ministre de la Justice en 1994, Marc Fischbach annonçait
« ses » projets de réforme. Malheureusement, lui comme ses prédécesseurs avaient attendu trop longtemps pour réagir. L'appareil judiciaire est une machine lourde et le monde du droit a la réputation d'être un milieu très conservateur. Les ébauches de réformes antérieures à 1994 étaient donc plus que timides. Lorsque Marc Fischbach réalisa qu'il devait réagir, il ne lui restait d'autres moyens que de pratiquer une politique des faits accomplis pour pouvoir concrétiser les ajustements nécessaires. Ce qui lui valut les foudres des professions juridiques qui consacrent leur indépendance.
Marc Fischbach a quand même réussi à entamer quelques « chantiers ». Au printemps 1996, Marc Fischbach annonçait pour la rentrée judiciaire 1997 une réforme fondamentale de la justice. La réforme du code de procédure civile, décidée dans l'urgence, prévoyait l'instauration du juge de la mise en état qui, selon le ministre, devait « révolutionner » la pratique du droit au Luxembourg. L'introduction de ce juge, qui contrôle l'instruction préliminaire à l'audition au tribunal, en droit luxembourgeois devait désengorger les tribunaux et abaisser considérablement les délais de fixation en matière civile. Au niveau du pénal, l'introduction de la médiation pénale extrajudiciaire devait poursuivre la même finalité. Parallèlement, le ministère décidait de pourvoir les tribunaux d'effectifs supplémentaires.
Le fameux « arsenal juridique devant assainir l'image de la place financière luxembourgeoise » est un autre grand chantier mis en route par Marc Fischbach. Mais les projets de loi concernant le blanchiment d'argent, le commerce d'armes, l'entraide judiciaire internationale en matière pénale, les domiciliations ou encore la corruption furent réalisés dans une telle hâte et avec des textes parfois trop imprécis ou ambigus, qu'ils appelaient au premier plan les lobbies financiers et des avocats qui étaient implicitement soutenus par le ministère des Finances! Les arguments des détracteurs étaient de poids, surtout pour un pays tel que le Luxembourg, car les professionnels concernés estimaient que les projets touchent aux sacro-saints secrets bancaire et professionnel. Lorsque Luc Frieden, qui en tant que parlementaire s'était fait un nom comme principal lobbyiste des avocats et des banquiers prit sa relève, ces projets n'étaient d'ailleurs plus traités de façon prioritaire.
Le dossier le plus symbolique de l'échec du ministre Marc Fischbach est celui lié au Centre pénitentiaire de Schrassig. Trop longtemps, le ministre n'a pas réagi aux signes annonciateurs d'une situation devenue inextricable. Le responsable de l'exécution des peines de l'époque, Pierre Schmit, se lassait de publier, à l'occasion des rapports annuels, ses éternels pamphlets dénonçant le « baril de poudre » qu'est devenue la prison de Schrassig, le ministre couvrait impassiblement le directeur faisant fonction de l'établissement, Gérard Lommel, dont l'inaptitude à la fonction a fait définitivement dégénérer une situation déjà sérieusement embourbée. Le centre pénitentiaire faisait régulièrement la une, que ce soit à cause du trafic de drogues à l'intérieur de la prison, des suicides, des frictions entre les détenus, les gardiens et la direction, des mineurs en prison... Marc Fischbach ne se débarrassa de Lommel que lorsqu'il n'avait plus d'autre choix, c'est-à-dire lorsque le directeur faisant fonction faisait l'objet d'une instruction de la part de la police judiciaire.
Luc Frieden prit ainsi en charge un lourd héritage lorsqu'il succéda à Marc Fischbach fin janvier 1998. Mais le jeune loup du PCS, bien qu'il ait réussi à mieux vendre sa politique que son prédécesseur, n'a pas pour autant réussi à imprégner la vie judiciaire d'une nouvelle empreinte.
Luc Frieden n'a ainsi pas su tirer avantage d'une constellation inouïe et a priori très favorable qui se présentait à lui. La création des juridictions administrative et constitutionnelle avait donné lieu à une nouvelle répartition des compétences entre les différentes instances juridictionnelles. Le président de la Cour supérieure de justice, le plus haut juge du pays, avait fait valoir ses droits à la retraite. Le Centre pénitentiaire de Schrassig allait obtenir, après des années de vacance, une véritable direction. Claude Nicolay allait remplaçer Pierre Schmit à la tête de l'exécution des peines. Par la construction de la cité judiciaire, les différents acteurs devraient enfin obtenir une infrastructure adéquate et ne plus être éparpillées en plusieurs lieux. Les réformes entamées par Marc Fischbach étaient en progression.
Les positions et éléments clefs de la justice luxembourgeoise étaient en pleine mutation. Mais au lieu de profiter de cette aubaine pour lancer un débat de fond sur le fonctionnement de la justice au Luxembourg, Luc Frieden s'est contenté de poursuivre telles quelles les réformes en cours et n'a, en quelque sorte, fait que revendiquer la paternité des travaux entamés par son prédécesseur.
En perpétuant aussi, en digne héritier, une ligne politique parfois scandaleuse, à l'image du rapport, daté du 7 juin 1997, du Comité contre la torture et le traitement inhumain, que d'abord Fischbach et ensuite Frieden ont soigneusement « caché ». Il est vrai que le Luxembourg était copieusement épinglé par le rapport de cette institution dépendant du Conseil de l'Europe, notamment en ce qui concerne les conditions de détention des mineurs.
Une situation qui d'ailleurs n'a pas tellement évoluée depuis.