En résidence (5)

Bulle de liberté

Stefania Crişan
Foto: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land vom 06.09.2024

Les résidences artistiques ont le vent en poupe. Elles fleurissent et, à l’heure des quartiers d’été, nous avions envie de rencontrer des résidents pour recueillir leurs impressions.

Cinquième et dernière halte, le 30 août, à la Squatfabrik à Esch-sur-Alzette pour rencontrer l’artiste pluridisciplinaire roumaine Stefania Crişan qui vient d’y démarrer une résidence (jusqu’au 22 septembre) dans le cadre de la Squatfabrik #4, dernier opus de la saison et cinquième saison d’un projet né pendant la pandémie. À l’entrée de la Kulturfabrik, dans la Galerie Terres Rouges, son atelier prend place dans l’ancienne Keramikfabrik reconvertie en espace de création à géométrie variable.

Née à Timişoara en Roumanie, résidente à Metz, ville qu’elle a rejointe en 2016 pour poursuivre ses études aux Beaux-Arts, Stefania Crişan, la trentaine, a déjà tissé sa toile au Luxembourg. En 2021, elle y a participé avec d’autres artistes de la Grande Région à la Triennale Jeune Création organisée par le Casino Luxembourg et les Rotondes. Puis un ami artiste, Guillaume Barborini, l’incite à participer au Prix Leap 2022. Pari réussi : Stefania Crişan en est la lauréate avec son projet Geamăna du nom de ce village roumain inondé dans les années 1970 et transformé en bassin de décantation pour les activités d’extraction du cuivre. « Un paysage pollué par le cyanure, un paysage dévasté, quand j’ai vu cela, j’ai su ce que j’allais faire artistiquement ».

En ce mois d’août, Stefania est de retour au Luxembourg, cette fois à Esch-sur-Alzette pour une résidence d’un mois à l’invitation d’Inês Alves, en charge de la Squatfabrik. « J’étais rassurée de savoir qu’on avait l’espace, le matériel, le personnel pour nous accompagner. Un mois, c’est bien mais c’est court, il faut donc avoir un concept en amont » explique l’artiste qui parle d’une précédente résidence de trois mois aux Pays-Bas où là elle avait pu tout créer sur place, « c’était une exploration du paysage, des mines de charbon à la frontière avec l’Allemagne et la Belgique ».

Quand Stefania débarque à la Squatfabrik, elle a son projet : A joyful cemetery for a new era (Goodbye to Patriarchy, Anthropocene and the Capitalism). Ce cimetière joyeux fait lien avec le Cimitirul Vesel de Săpânţa, dans la région de Maramureş au nord de la Roumanie, à la frontière avec l’Ukraine. Il y a moins de cent ans, un artisan y a créé des stèles de bois colorées, au style naïf. « Il s’inspirait de la spiritualité dace, avec sur les croix des petites blagues sur la vie ou la mort des gens », commente Stefania Crişan qui a visité le cimetière l’été dernier.

Son projet sera célébration, fête de la disparition de trois personnages – Patriarcat, Anthropocène, Capitalisme – et danse pour entrer dans une nouvelle ère, dit-elle. Chaque personnage aura sa croix peinte et une épitaphe. Stefania a lancé un appel en ligne (kulturfabrik.lu) aux artistes, poètes, philosophes… pour imaginer poème, chanson ou blague sur les causes de la mort desdits personnages. De critique sociale il sera question et l’humour sera au rendez-vous.

Les croix seront réalisées en bois, une nouveauté pour Stefania Crişan qui, actuellement, dessine sur ordinateur avant de prendre le crayon. Elle nous montre les croix qu’elle a commencé à déformer et dont elle doit finir le design cette semaine. Pour travailler le bois, elle sera accompagnée de deux spécialistes et, ce matin-même, elle est allée dénicher du bois de récupération car pas question d’en acheter pour elle qui, enfant déjà, était préoccupée par l’écologie : « Au lycée, j’organisais des actions pour nettoyer la forêt avec les élèves, » poursuit-elle.

Si Stefania a choisi un cimetière joyeux, c’est qu’elle s’intéresse aussi de longue date au folklore, « j’aime amener le passé dans le présent pour questionner le futur. Mais comment imaginer un futur différent, si on ne conçoit pas de changer ? », interroge-t-elle. « C’est un projet utopique, une forme d’activisme enjoué. Mes précédents projets étaient plus intimes, c’est le premier où je vais vers l’extérieur, vers la danse et où je demande à autant de personnes d’interagir. » Et d’évoquer un deuxième appel en direction de danseuses et danseurs pour sa performance de sortie de résidence.

Sur l’ordinateur, Stefania Crişan nous présente des travaux antérieurs, comme ces grandes peintures dans son atelier à Timişoara alors qu’elle était peintre avant de tricoter des fils entre installation, performance, vidéo et chant. On feuillette aussi l’album photos, vidéos et performances de Geamăna, on observe la carte satellite aux formes et couleurs bizarres qui a servi à son travail. Ce projet lui tient à cœur. Elle l’a déjà montré dans six ou sept pays dont la Roumanie mais pas aux habitants de la région avec qui elle a pourtant beaucoup discuté mais qu’elle ne voulait pas perturber. « C’est interdit d’aller là-bas, c’est interdit d’y faire photos et vidéos, c’est un paysage oublié du monde mais on y rencontre une humanité incroyable. » Et de raviver le souvenir de ces deux dames, dont le jardin donnait sur « le lac toxique », qui lui ont proposé de l’héberger. Elle a tout de suite vu la nécessité de filmer, elle prendra la caméra et se rendra au final trois fois sur place (la première en 2017) donnant forme à trois chapitres dont une performance chantée : « Inverser l’entropie, c’est inverser le temps », dit Stefania Crişan.

Pas loin du village englouti, il y a Roşia Montană, site d’anciennes mines d’or romaines, désormais inscrit à l’Unesco, mais un temps menacé par une compagnie d’exploitation canadienne. Stefania Crişan se rappelle les grandes manifs écologistes de 2013/14 et leur écho dans les capitales européennes. Étudiante à Paris, elle y a participé mais ne connaissait pas à l’époque l’existence de Geamăna dont le seul témoin, le clocher de l’église qui émerge du lac, tend aujourd’hui à disparaître alors que le niveau de l’eau monte…

D’image en image, on arrive à un de ses plus récents projets au lac de Pierre-Percée au pied des Vosges, lac artificiel qui sert à refroidir la centrale de Cattenom. Sur un bateau, avec une autre chanteuse, elle a offert un chant à ce lac et rendu hommage aux arbres coupés, un chant funéraire transmis par une femme du Bénin.

Travailler en résidence présente beaucoup d’avantages pour Stefania Crişan, « c’est une petite bulle qui permet d’être focus sur son projet, c’est un luxe, tous les artistes en rêvent ». La résidence permet aussi de belles rencontres, comme en ce moment avec l’Italienne Marta Zapparoli, artiste sonore qui vit à Berlin et qui démarre elle aussi une résidence à la Squatfabrik. La résidence lui permet enfin de pouvoir découvrir le patrimoine minier de la région, paysage sur lequel elle aimerait un jour travailler.

Karine Sitarz
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