Mardi soir à Bonnevoie. Alors qu’en ville-haute, la bourgeoise reconquiert le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, dont la réouverture après trois mois de travaux attire tout le gratin politico-culturel, eux, ici, n’en ont cure. Le Foyer Esperanza au Dernier sol ouvre ses portes à 19h30, comme tous les mardis et jeudis soirs, et les premiers arrivés se ruent sur la soupe servie par les bénévoles de ce foyer appartenant à une organisation chrétienne évangélique. Après quelques minutes, ils sont une quinzaine, puis une vingtaine de sans-abris, assis sur les bancs à manger, en très grande majorité des hommes seuls, d’âge moyen. Sylviane prend son dossier et un rouleau de tickets en carton bleu clair et commence à aller les voir, un à un. Elle prend des notes, remplit des formulaires, distribue des tickets qui établissent un ordre de passage. Outre un repas, le foyer propose aussi des consultations médicales gratuites organisées par l’ONG Médecins du monde. Établie depuis l’automne 2013 seulement au Luxembourg, cette association apolitique et areligieuse profite de la possibilité d’offrir ses soins ici, dans le quartier de Bonnevoie, où se trouve sa population-cible : les plus démunis, sans adresse ni protection sociale.
Du haut d’un petit pont à l’étage, on voit le ballet des bénévoles et des clients en bas, cela se passe au calme, tout le monde semble avoir ses habitudes. À l’entrée, Georges1 surveille le tout, les entrées et sorties, détecte les nerfs à vif, désamorce les bagarres. Il raconte qu’il était à la rue lui aussi, entraîné par la drogue, mais qu’il a réussi à s’en sortir, qu’être ici à faire du bénévolat est sa manière de rendre quelque chose à la société. Comme Georges, Radu1 est un jeune homme dans la force de l’âge : grand, soigné, propre sur lui. À 28 ans pourtant, il a quitté sa Roumanie natale, où il travaillait dans la construction de voitures, pour chercher un travail en Europe, est passé par la France – il parle un français impeccable –, avant d’atterrir au Luxembourg il y a six mois. Depuis, il cherche sans cesse un boulot – et dort dans la rue. Parce que les foyers, il les trouve insupportables, trop d’alcool, de bagarres, de crasse. Blouson en tissu à motifs carrés, cheveux en brosse, un peu timide, il affiche néanmoins une grande dignité. Ce soir, il n’est pas venu pour la soupe, mais pour les soins. Sans emploi, sans adresse, il est un cas typique de ceux qui consultent ici : il n’a pas de protection sociale et ne peut donc pas aller voir un médecin dans le système classique. Ce soir, il est le numéro trois des consultations, il ne veut dire son mal qu’au médecin, mais repart quelque temps après, une boîte de médicaments à la main, esquisse un rapide sourire et s’engouffre dans la nuit.
Sylvie Martin est sur le pont en haut. Venant de la culture (elle était la première directrice du centre culturel régional Kinneksbond à Mamer), elle a répondu à l’annonce de recrutement de Médecins du monde, et a tout de suite été engagée comme chargée de direction. Avec une responsable de coordination, elles sont les deux seules salariées de l’ONG, qui vit à cent pour cent de dons et de mécénat (et d’un soutien encore symbolique de la part du ministère de la Santé). Une demande de conventionnement a été introduite, mais son analyse prend du temps. Médecins du monde ne sont pas les seuls à offrir des consultations médicales aux sans abris, la Croix-Rouge par exemple le fait aussi dans son foyer de jour à quelques centaines de mètres d’ici. Mais le besoin est énorme, le nombre de gens qui n’ont pas de protection sociale augmente sans cesse. L’ONG fonctionne grâce au bénévolat, ils sont une quarantaine à donner de leur temps le soir ou le jeudi en matinée, lors des consultations rue d’Audun à Esch, médecins, infirmiers, simples citoyens aussi, qui aident à faire fonctionner la structure.
Dans la toute petite salle de consultation au premier étage du foyer, plutôt un cagibi, il y a un lit rudimentaire, un bureau, une étagère avec les médicaments usuels et quelques chaises. Le docteur Martin Kleen est de service ce soir, assisté de Ralph Hanck, infirmier. Entre Celia1, 32 ans. Venue exprès avec son amie de Differdange ce soir pour voir un médecin, elle est inquiète : son cœur lui fait mal, elle craint qu’il risque de s’arrêter soudain de battre, elle a peur. Arrivée au Luxembourg en 2014, elle a laissé deux enfants de cinq et sept ans au Cap Vert, dans l’espoir de trouver un travail ici et pouvoir les faire venir. Mais sans adresse, pas de sécurité sociale, Médecins du monde est le seul endroit où elle puisse aller.
Celia ne parle que très mal le français, son amie traduit. Le docteur lui demande de lui indiquer le degré de sa souffrance sur une échelle de un à dix – elle la situe entre huit et neuf. C’est donc sérieux, on ne badine pas avec le cœur. Même si le docteur ne trouve pas vraiment d’indication immédiate d’un dérèglement du rythme cardiaque, il veut pousser l’analyse plus loin, mais comment faire ? Les machines spécialisées, électrocardiogramme, radiologie, sont chères. Il faudra passer par un hôpital, trouver un cardiologue qui soit prêt à faire faire gratuitement les tests à Celia. Demain, Martin Kleen prendra son téléphone pour appeler des collègues, il travaille au centre cardiologique du CHL.
Philippe Mayé est un homme fort et calme, barbu, regard vif, pullover de marin. Après ses heures de bureau, il vient à Médecins du monde apporter son aide, il s’occupe surtout de l’accueil social des patients. « Le numéro cinq, ce soir, est simplement venu pour avoir une crème hydratante », a-t-il observé, puis il est vite reparti, ce « numéro cinq », parce qu’il voulait prendre le bus qui amène, jusqu’à fin mars encore, ceux qui le désirent au foyer de la Wanteractioun du ministère de la Famille au Findel. Après la fin du mois, ce foyer fermera et encore plus de gens se retrouveront à la rue.
Leurs maux et maladies se ressemblent tous, Philippe les connaît bien pour les voir tous les soirs : mangeant mal, ils ont souvent des problèmes digestifs ; manque de vitamines, les dents qui en tombent ; marchant énormément, il y en a qui arrivent avec les pieds en sang, ont des problèmes de circulation. Ils n’échappent pas aux maladies d’hiver classiques non-plus, sinusites, bronchites, gastros. Souvent, ils ont des problèmes dermatologiques et de vue. Si des familles avec enfants en bas âge ont commencé à venir dernièrement, ce qui pose la question d’un accueil pédiatrique correct, Médecins du monde a aussi déjà aidé un homme à avoir une nouvelle prothèse de jambe – leur site Facebook montre l’ancienne, bricolée avec des bouts de bois, de scotch et de ficelle, et la nouvelle, en plastique et métal, faite sur mesure, en collaboration avec un prothésiste engagé. Sylvie Martin se souvient du bonheur du patient et de la rapidité avec laquelle il s’est approprié sa nouvelle jambe. Il faisait la manche et continue à la faire, mais sa vie s’est améliorée. D’autres patients étaient dans le brouillard le plus total parce qu’ils ne voyaient plus bien. Sylvie Martin raconte la joie de cet autre homme heureux que l’ONG lui ait trouvé des lunettes, parce qu’il peut lire de nouveau maintenant.
Parce que beaucoup de sans-abris ne vont pas voir de médecin avant que la souffrance devienne insupportable, Médecins du monde travaille avec les streetworkers de la Ville et d’autres ONG, qui leur envoient des patients. Et parce que beaucoup de choses sont chères – les soins dentaires, les lunettes, les analyses, les médicaments –, ils travaillent sans relâche pour récolter des dons et pour trouver des collaborations avec des pharmaciens bénévoles, des ophtalmologues et d’autres spécialistes pour pouvoir fournir ces soins et ces équipements. Ainsi, une pédicure médicale peut être offerte au besoin, et des soins dentaires sont possibles les mercredis soirs en partenariat avec le Centre hospitalier. Médecins du monde récupère des médicaments non périmés des pharmaciens et achète les autres, à l’exception des traitements longs, des anti-dépresseurs ou des somnifères. Une consultation de santé mentale et de soutien psychologique est offerte depuis décembre 2014 et un accueil de bas seuil est en préparation pour le courant de l’année.
« Cent pour cent de nos patients sont sous le seuil de pauvreté, rappelle Sylvie Martin. Mais nous leur assurons la même qualité de soins qu’à n’importe quel patient. » Pour améliorer la compréhension, ne serait-ce que linguistique, l’ONG a toute une panoplie de traducteurs, en arabe, en russe, en polonais ou portugais. Il y a des patients qui ne connaissent personne ici, d’autres qui sont tellement destructurés qu’il ne se souviennent jamais d’un rendez-vous donné.
Il est 20h30 lorsque le dernier patient du soir quitte la salle de consultation. Au rez-de-chaussée, les bénévoles du foyer Esperanza ont déjà remonté les bancs sur les tables, des femmes nettoient le sol. C’était calme ce soir. En face, dans la piscine de Bonnevoie, des sportifs s’entraînent encore. Une soirée banale à Luxembourg, dans une réalité parallèle que beaucoup de gens ignorent.