Force est de constater que les écrivains francophones luxembourgeois sont quasi exclusivement des poètes. Klecker, Ensch, Koltz, Portante, Schlechter et autres constituent – de nos jours – ce que l’on pourrait appeler la Vieille Garde. Mais il y a également une jeune génération, quoique moins visible pour l’instant, de poètes francographes qui se fraie son chemin, dont par exemple Tom Reisen, Laurent Fels, ou encore Nathalie Ronvaux (lauréate du Prix Servais d’encouragement à la première publication en 2009 pour son recueil Vignes et louves). On pense avoir fait le tour.
Mais force est également de constater que de temps à autre des noms de poètes qu’on ne connaissait pas font surface, de jeunes exilés qui écrivent et publient de l’autre côté d’une frontière et dont on ne parle pas assez dans notre petit pays. Le plus récent exemple est Tom Nisse, né au Luxembourg en 1973, vivant, travaillant et publiant à Bruxelles. Tom Nisse a publié pas moins de cinq recueils de poésie, chez différents éditeurs belges, le dernier en date étant Les Yeux usés, chez Le Fram, une maison d’édition qui a déjà édité des textes de Jacques Izoard ou d’Eugène Savitzkaya. Mais le jeune poète a également traduit des ouvrages de l’allemand vers le français et vice-versa, contribué à certains ouvrages collectifs bruxellois, etc.
Les Yeux usés est un recueil réunissant différentes approches de l’écriture et du poème. Certains textes peuvent être considérés comme autant de semi-narra-tions, brassant souvenirs, soirées passées entre amis, expériences vécues. Le long poème Autobiographie 2008 est, com-me l’indique son titre, le récit d’une vie, la jeunesse, les voyages et errances. D’autres textes, notamment tous ceux de la série « Suite d’absences », dé-peignant des êtres chers dont l’auteur regrette l’absence, fonctionnent comme de petits hommages, de petits instants de deuil, une « grammaire de l’amitié ». Dans la série « Seul dans le corps. Espace éprouvé. (Sept sonnets de haute solitude) », l’auteur renoue avec le sonnet, tout en laissant plus de liberté à la métrique et aux vers qui grandissent au fur et à mesure de l’écriture.
La série « Brèves de comptoir » évoque un autre thème important du recueil : la vie nocturne, les bars « dont l’horloge/ n’excède jamais minuit », ainsi que ces « dispersés de la nuit » qui les fréquentent. L’auteur s’appuie sur un jeu stylistique et métrique précis – babillement, répétitions, enjambements, coupures, interruptions – pour recréer cet univers glauque et grisant où l’ivresse touche l’esprit tout aussi bien que l’écriture, c’est-à-dire où l’écriture (la langue, en somme) se délie au fur et à mesure que l’ébriété monte, et ce jusqu’au bord de la démence et de la schizophrénie, comme le montre l’un des poèmes finals de cette série J’ai quatre ombres.
Car c’est aussi cela, le poème : le travail du style. Dire le monde et les choses, mais dire aussi la langue. Dire l’opacité de la langue qui désigne à la fois le mot et le réel. Et le travail de la langue, surtout de la cadence et du rythme, est très présent chez Tom Nisse. Dans un poème des « Brèves de comptoir », l’auteur constate : « Le rythme fonctionne quand la/ rupture fonctionne. » Non seulement ces deux vers actualisent le propos qu’ils avancent, mais ils mettent également en évidence que tout bon poème est également une recherche sur le langage, sur la difficulté technique du langage.
Même si Tom Nisse ne fait qu’appuyer l’hypothèse que tous les écrivains luxembourgeois francophone sont poètes (la fascination des sonorités et de la plasticité de cette langue y sont pour quelque chose, évidemment), et qu’on regrette un peu l’absence de roman-ciers, ce jeune auteur est une surprise agréable et certainement un bon candidat pour participer à l’une ou l’autre de ces soirées de lecture qui se multiplient ces derniers temps au Luxembourg.