Maux dits d’Yvan

Gitt ons Speck an Ierbessen

d'Lëtzebuerger Land vom 02.02.2024

Sam Tanson, Jean-Claude Hollerich, Lydie Polfer, Georges Oswald, Marc Baum : dans cette liste, cherchez l’intrus.e ! Il s’agit, vous l’aurez deviné, de Lydie Polfer, la seule à défendre l’interdit de la mendicité parmi tous ces opposants à ce que d’aucuns appellent déjà la loi Gloden. Cherchez maintenant l’absent ! Luc Frieden ? Vous n’y êtes pas, car après un long silence, le Premier ministre vient de voler au secours de son ministre policé dans une interview au Quotidien. Paul Galles ? Bingo ! Le curé défroqué, l’ailier gauche et l’autoproclamée conscience catho du CSV, fait retraite dans un silence monacal. Peut-être est-il en train de méditer le Livre de Job, riche parmi les riches devenu pauvre parmi les pauvres, où il est écrit : « On repousse du chemin les indigents. On force tous les malheureux du pays à se cacher. Et voici, comme les ânes sauvages du désert, ils sortent le matin pour chercher la nourriture, ils n’ont que le désert pour trouver le pain de leurs enfants. »

Ou encore ce passage du Deutéronome : « Il y aura toujours des indigents dans le pays ; c’est pourquoi je te donne ce commandement : Tu ouvriras ta main à ton frère, au pauvre et à l’indigent dans ton pays. »

S’opposera-t-il à l’interdiction de l’ordre mendiant des Franciscains, dont le fondateur, Saint François d’Assise, a servi de prête-nom au pape Francesco ? Rappelons alors à qui veut bien l’entendre qu’à Luxembourg, les mendiantes franciscaines sont à l’origine de bon nombre d’hôpitaux (dont les HRS du Kirchberg) et d’institutions charitables. Et les chantres de l’ADR, si prompts à défendre nos langue et traditions populaires, aboieront-ils d’un franc « Non, mais ! » quand nos vaillantes policières arrêteront aujourd’hui-même dans les rues du centre-ville les enfants partis, d’Liichtebengelen en main, quémander l’aumône sucrée ? Car, en effet, Luc Heuschling, brillant constitutionnaliste devant l’Éternel, vient de préciser que la logique de cette loi (si logique il y a) ne peut qu’aboutir à interdire la pratique du liichte goen. Gloden aurait pourtant été bien avisé d’écouter le song du Beggar’s Opera des enfants jusqu’à sa menace finale :

Léiwer Hergottsblieschen
Gitt ons Speck an Ierbessen (...)

Kommt Dir nët gewëss,
da kritt eng gud op d’Schnëss

Da kritt Dir op d’Schnëss e Schouss voll Nëss.

Avec sa noix vide de loi, Gloden en a reçu des coups sur la gueule, et ce de la part d’adultes qui ont retrouvé leurs âmes d’enfant pour chanter la générosité de la Chandeleur. De la procureure générale aux lettres de lecteurs, des réseaux sociaux à la Chambre des députés, des actions d’artistes aux sit-in d’activistes, il s’est élevé dans le pays un énorme shitstorm contre une loi qui, au-delà de son côté abject et immoral, est surtout illégale. Illégale doublement, voire triplement, comme de nombreux juristes l’ont pointé : contraire à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme, contraire à la Constitution, contraire au Code pénal où les députés ont supprimé en 2008 l’interdiction de la mendicité simple. Ce fut une erreur, une négligence, nous fait-on croire. Le psychanalyste, cependant, ne peut en être dupe : ce fut un lapsus freudien, un acte manqué, un vote non pas dicté par la raison consciente, mais par le désir inconscient. Chapeau, Mesdames et Messieurs les députés d’alors, pour avoir voté tout haut ce que vous désiriez tout bas.

À l’heure où l’Ukraine est meurtrie, Gaza à feu et à sang, les paysans dans la rue, l’inflation au plus haut et le festival de l’auto en plein boom, les médias au Luxembourg ne parlent que de ça. « Ce débat sur la mendicité est largement exagéré », se plaint Luc Frieden dans les colonnes du Quotidien. Cela doit lui rappeler l’affaire du Bommeleeër quand, ministre de la Justice, il tançait Roby Biever, le procureur d’État, en lui demandant s’il n’avait rien de mieux à faire que de poursuivre des fantômes. La casserole que traîne Gloden est déjà plus remplie que la gamelle des gueux et a fini par éclabousser le gouvernement avec son lait resté trop longtemps sur le feu. Aussi, l’opinion publique en appelle-t-elle désormais au Premier ministre pour éteindre ce feu. Dans son interview au Quotidien, celui-ci déclare : « Je voudrais que chacun puisse avoir un lit chaud, être nourri, avoir des services sociaux et de santé à sa disposition. C’est un premier point. Ensuite (...) » Ce « premier point. Ensuite » est le parfait équivalent du « je n’ai rien contre les mendiants, mais ... » Pour le sociologue Hartmut Rosa ce genre de litote, de plus en plus répandue, est dangereuse, parce qu’elle fait focaliser l’interlocuteur sur la première partie de la phrase, en général consensuelle et politiquement correcte, alors que l’important du message vient après le « mais », le « premier point. Ensuite. » C’est dans la deuxième partie du message, alors que l’interlocuteur est en quelque sorte endormi et rassuré, que le messager livre ses véritables pensées et actions, autrement plus inquiétantes. « Dans le détail », poursuit le vieux Luc alors, « il s’agit ici d’un règlement de police de la Ville de Luxembourg qui doit correspondre à la législation. (...) Le sujet n’est pas essentiel pour le gouvernement. »

Si le sujet n’est pas essentiel pour le gouvernement, il n’en révèle pas moins son essence. Loin d’être un astérisque au bas de la chronique des premiers jours du gouvernement, il s’est fait gros comme Obélix. À l’image d’un Macron, devenu très vite, après quelques maladresses anecdotiques, le « président des riches », la nouvelle coalition est déjà perçue comme le gouvernement des riches. La faute de Gloden, car c’en est bien une au sens plein et moral du terme, collera à la peau de Frieden comme le sparadrap du capitaine Haddock. Reste à savoir si les protestations émanent d’une minorité bruyante, issue des « élites », face à une majorité silencieuse qui cache sa honte d’approuver cette loi et remerciera Gloden et ses sbires dans l’isoloir des prochaines élections. Ou si la vox populi, pour une fois, ne rimera pas avec Rimm- et Stimmvieh, mais avec génie ou jury. Et qui sait, Luc Frieden, qui doit connaître son Machiavel sur le bout des doigts, n’est peut-être pas mécontent de refiler l’image de l’homme au cœur froid à son sous-fifre Gloden.

Les mendiants pourraient pourtant servir de modèle à un gouvernement qui a inscrit le néo-libéralisme sur son drapeau. Ils sont en quelque sorte des autoentrepreneurs et devraient plaire au Premier ministre, qui se fait fort d’être le CEO d’une entreprise nommée Luxembourg. N’a-t-il pas indiqué vouloir réfléchir sur le modèle « Uber »? Quant aux mendiants « salariés » par des mafieux d’outre-frontière, personne n’a encore prouvé l’existence des « grosses limousines allemandes » qui déchargeraient, chaque matin, comme dans le Dreigroschenoper, leur cargaison de mendiants, mais qui restent, jusqu’à nouvel ordre, de parfaits ORNI, des objets roulants non identifiés.

Quant à votre serviteur, comme l’archevêque, il va continuer à donner son obole aux mendiants postés, loin du centre-ville, devant le supermarché qui nous pique notre argent, tout en méditant ces vers de T.S. Eliot : « This is dead land, this is cactus land. »

Yvan
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