Des machines désirantes entre frénésie et refoulement

d'Lëtzebuerger Land vom 19.01.2024

Et si Jésus, plutôt que de mourir crucifié, avait été décloué par un disciple pour mener ensuite une vie d’exilé à Rome, ville prospère dont le foisonnement, le libertinage et le polythéisme ne manqueraient d’ébranler la vision du monde du messie ?

Ce sont là les prémisses du nouveau roman de Claude Schmit, qui revient au roman historique mâtiné de philosophie après quelques excursions fictionnelles dans le monde d’aujourd’hui, où l’auteur explorait les affres du désir masculin et les dérives de la trans- et homophobie, le tout sur un ton qui se voulait provocateur et houellebecquien mais qui n’arrivait finalement pas à casser les clichés xénophobes qu’il se voulait (peut-être) de dénoncer.

Avec Yeshuah – Une vie de Jésus après sa Crucifixion, Claude Schmit publie non pas, comme l’incipit du roman laisse à penser, une uchronie, par quoi on désigne toute fiction qui s’imagine quel serait le monde si on avait altéré le cours de l’histoire et qui se serait de toute façon mal prêtée à la réécriture d’un texte biblique, mais une sorte d’histoire secrète, sous-genre qui glisse, dans les interstices du récit officiel des versions alternatives, apocryphes.

Tandis qu’en Galilée, le récit officiel se construit parce que Nicodème, après avoir sauvé le sauveur, dissémine habilement l’idée de la résurrection du fils de Dieu, Yeshuah, lui, trouve emploi et logis chez un menuisier juif, et commence à douter non seulement des préceptes de la Torah mais aussi de ses propres dons, s’avouant peu à peu qu’il ne fut qu’un talentueux démagogue, un prestidigitateur qui semait d’autant plus facilement la poudre aux yeux que sa communauté, crédule au possible, n’attendait qu’à être bernée tant elle l’attendait au tournant, son messie.

Car comme on sait depuis Karl Popper, la teneur scientifique d’une thèse ne se juge pas à l’aune de la preuve, mais de sa réfutabilité, puisque celui qui cherche à prouver quelque chose trouve en général, dans la vaste complexité du monde, des indices qui corroborent ses dires. Tant et si bien que les disciples du Christ se convainquent eux-mêmes de sa résurrection alors que Yeshuah, à Rome, essaie de se faire tout petit, qui a du mal à y trouver le bonheur, apeuré qu’il est devant les multiples signifiants du désir qui mettent à sac sa vision du monde.

Des apparitions de Jésus en tant que disquaire dans Family Guy en passant par toutes sortes de récits qui déconstruisent le caractère prescriptif, autoritaire et intouchable de textes saints en inventant des fictions apocryphes ou en multipliant les textes saints, la fiction joue depuis toujours à déconstruire les récits saints.

Si Yeshuah évite certains écueils des précédents romans de Claude Schmit, qui disséminaient des propos parfois xéno- ou homophobes sous le triple couvert de la fiction, de l’esprit provocateur et d’une pensée philosophique qui se voudrait à rebrousse-poil du prêt-à-penser d’une certaine gauche, si la reconstitution d’une époque et des clivages religieux est méticuleuse et si l’idée de départ est intéressante, le livre se perd parfois dans sa propre fascination pour la Rome antique, restituée par le biais d’énumérations sans fin censées en traduire l’abondance.

Trop didactique quand il aborde les grandes questions sous le prisme des différentes religions, trop redondant quand il nous fait découvrir le monde d’antan comme si l’auteur avait voulu écrire un guide touristique de la Rome antique, trop pédagogique quand il relate des épisodes bibliques ou mythologiques comme si son lecteur avait besoin qu’on lui rappelât qui fut Icare, Yeshuah souffre de ce dont pâtissent la plupart des romans philosophiques : ce sont les idées qui portent les personnages plutôt que l’inverse, de sorte que le comportement de ces êtres conceptuels est parfois peu subtil.

Surtout, la dichotomie entre la tolérance et la magnificence des Romains (majusculisés) et l’étroitesse d’esprit des juifs (minusculisés), appuyée par le fait que chaque personnage ou presque qualifie les Juifs de têtus et pas commodes, finit par gêner : à distribuer les différentes approches philosophiques et théologiques sur l’échiquier de son personnel romanesque de façon aussi grossière, le système de valeurs du roman tend à glisser vers une position peu reluisante.

Vi(e)gnettes

C’est dans l’esprit des Microfictions de Régis Jauffret, qui vient de sortir un roman sur la mère d’Hitler, persistant ainsi dans son exploration de la question du mal, que s’inscrit Blasons d’histoires de Jean Sorrente, dont la deuxième publication chez Hydre Éditions privilégie une forme où la monstruosité n’est, comme chez Jauffret, jamais bien loin.

Fil rouge qui les traverse de part et d’autre, le désir sous toutes ses facettes, qui apeurait tant le Yeshuah de Schmit, se trouve au centre de ces courts récits aussi ciselés que souvent cruels, qui font défiler des rescapés des camps, de jeunes pigistes-charlatans qui se construisent une carrière de critique, des tenanciers de bars à hôtesses à la réputation douteuse, des artistes et autrices, des croyants en attente de leur nuit pascalienne, mais aussi et surtout des hommes aux prises avec leur désir, qui les amène parfois à se comporter de façon bestiale.

Ce sont souvent des existences marginales, déchues que Sorrente enserre dans une langue maniérée et limpide, l’instance narrative omnisciente s’incarnant tantôt pour ironiser sur le sort de ces vies ceintes dans un recueil de vignettes richement référentielles (on y croise Proust, Nietzsche, Cicéron, Delphine Horvilleur, mais aussi Edmond Dune et Robert Brandy), tantôt pastichant la posture du moraliste qui vient les conclure, ces courtes histoires, d’une chute qui claque sec, parfois avec empathie (« L’amor fati […] est un acquiescement à ce que veut la vie, n’offrant de choix que celui de ne pas en avoir d’autre »), parfois avec une distante cruauté (d’une photographe qui ne réussissait qu’à vider ses sujets de leur être, il est dit : « peut-être […] avait-elle révélé ses sujets dans leur vérité » ), comme si les deux étaient les deux faces d’une médaille.

Dans son essai Empailler le toréador, Pierre Jourde montre que la forme courte, à faire souvent comiquement se précipiter et colluder des événements, génère, du fait de la grande accélération narrative, de l’incongru là où le récit détaillé des mêmes événements crée du tragique : parce que la rapidité du tempo narratif contribue à faire se précipiter les événements, la microfiction permet à faire non seulement ressortir le peu de choses qu’est une vie, mais aussi, comme dans le fameux accelerando de Clockwork Orange, son caractère un peu ridicule.

Si René Girard disait que tout désir était mimétique, et donc triangulaire – nous aurions besoin d’un intermédiaire qui nous pointe l’objet de notre désir –, Jean Sorrente complète ces réflexions en montrant que le « désir est le moteur de tous les mimétismes », ses exemples narratifs en décrivant les différentes manifestations incongrues, loufoques, mélancoliques ou jouissives, pour le plus grand plaisir du lecteur qui devient, dans ces Blasons d’histoires, le maillon manquant, dont l’œil et l’imaginaire viennent compléter la configuration du désir.

Don John
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