Malgré l’éclatement de la Yougoslavie et les querelles nationalistes, les pays des Balkans unissent chaque année leurs voix pour faire gagner leurs candidats à l’Eurovision

Une histoire musicale de la géopolitique

d'Lëtzebuerger Land vom 19.01.2024

« I šta ćemo sad », « et maintenant, on fait quoi ? ». Depuis deux ans, cette expression est l’une des plus utilisées par les locuteurs du serbo-croate, eux qui se répartissent entre la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, le Monténégro, le Kosovo (où ils sont très minoritaires) et la Serbie. Les clients l’utilisent à la caisse des supermarchés, les députés au Parlement et les parents devant leurs enfants qui ramènent un mauvais bulletin. Les journaux l’ont même maintes fois reprise pour titrer leurs articles.

« I šta ćemo sad », c’est le refrain d’In Corpore Sano, le tube de Konstrakta qui a représenté la Serbie en 2022 à l’Eurovision. L’artiste originaire de Belgrade n’a pas gagné le concours – elle a terminé à la cinquième place –, mais elle a gagné le cœur des citoyens de toute l’ancienne Yougoslavie. « Konstrakta, la chanteuse qui réconcilie la Serbie et les Balkans », titrait d’ailleurs Courrier International quelques mois plus tard pour saluer son titre de personnalité serbe de l’année. Le mensuel citait le reportage dithyrambique que lui avait consacré un peu plus tôt l’hebdomadaire serbe Nedeljnik : « Loin d’un simple effet de mode d’une durée limitée produite par l’industrie de l’Eurovision, Konstrakta est devenue un phénomène culturel et politique en Serbie et dans toute la région ». Lors de l’Eurovision, beaucoup de « Yougos » ont notamment remarqué ses chaussures, des Borosana, habituellement portées par les femmes de la classe ouvrière. Un geste perçu comme un clin d’œil aux nombreux oubliés de la transition, qui doivent se débrouiller avec des salaires de misère.

Une entrée tonitruante après la chute du Mur

Durant de longues décennies, l’Eurovision est restée l’apanage des pays occidentaux, alliés des États-Unis. Mais la fin de la Guerre froide a chamboulé le concours, avec l’arrivée d’un grand nombre de nouveaux participants venus de l’Est et du Sud-Est du Vieux continent. La Yougoslavie, non-alignée, a concouru dès 1961, jusqu’à son exclusion en 1993, au moment où la guerre faisait rage en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. Ironie du sort, l’unique victoire de la Fédération socialiste date de 1989, juste avant son éclatement, grâce au groupe Riva (originaire de Zagreb) avec la chanson Rock me. Depuis, pas moins de six pays nés de l’éclatement de la Yougoslavie lui ont succédé sur la scène de l’Eurovision : Bosnie-Herzégovine, Croatie, Macédoine du Nord, Monténégro, Serbie et Slovénie. Seul le Kosovo, dont la reconnaissance internationale fait toujours débat, n’a jamais pu s’y présenter.

Jusqu’en 2016 et la réforme (contestée) de la répartition du système de points entre le jury et les téléspectateurs, les pays des Balkans ont vu leur cote grimper de manière exponentielle. Avec trois victoires à la clé dans les années 2000 : Grèce (2003), Turquie (2005) et Serbie (2007). Depuis, leurs candidats marquent le pas, à l’exception de l’édition 2017 quand la Bulgarie s’était classée deuxième et la Moldavie troisième. Depuis, seule la Serbe Konstrakta a atteint le top 5.

Le « bloc des Balkans »

Selon le musicologue suédois Alf Björnberg, pionnier des recherches universitaires sur l’Eurovision, le concours « focalise les questions d’identité et de prestige nationaux dans un cadre international ». De même que le système de vote (surtout avant 2016) permet la « manifestation d’allégeances » entre des pays qui ont le sentiment d’appartenir à la périphérie de l’Europe. Or, c’est particulièrement le cas dans les Balkans, membres de seconde zone de l’Union européenne (Croatie, Roumanie, Bulgarie) ou encore en attente de leur intégration (les six États des « Balkans occidentaux »), plus de deux décennies après qu’elle leur soit promise.

En analysant la répartition des voix des téléspectateurs entre 1990 et 2008, le géographe français Jean-François Gleyze a ainsi établi l’existence de trois grands blocs : Scandinavie, Europe orientale et Balkans. Le quotidien anglais The Telegraph souligne même que ces pays « votent uniquement les uns pour les autres », ce qui est sûrement un peu exagéré. On peut enfin noter que les candidats des Balkans trouvent aussi des soutiens auprès des importantes diasporas établies en Allemagne, en Suisse, en Autriche et jusque dans les pays nordiques.

Une histoire et une culture communes

Mais comment expliquer la persistance d’une « alliance » balkanique à l’Eurovision ? Eh bien sûrement parce qu’au-delà de leurs différends politiques, souvent surjoués par leurs dirigeants, ces pays partagent un socle culturel commun lié à leur histoire. Et notamment à leur histoire ottomane : durant près de cinq siècles tout le sud-est de l’Europe a été dominé par la Sublime porte.

La pop balkanique en porte d’ailleurs la marque indélébile, elle qui regarde clairement vers l’Orient... Au grand dam des élites politiques et intellectuelles qui voudraient à tout prix que ces pays soient associés à l’Occident, toujours perçu comme l’incarnation de la modernité. « Appelé turbofolk dans le monde post-yougoslave, manélé en Roumanie, chalga en Bulgarie ou skyladiko en Grèce, ce genre musical, qui associe des motifs orientaux et balkaniques, marque indéniablement de son empreinte la participation des Balkans à l’Eurovision », relève le géographe Pierre Sintès, membre du Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CETOBaC).

Dans un concours qui se gagne désormais presque exclusivement en chantant en anglais, les pays des Balkans ont en outre tendance à se démarquer : la plupart des candidats continuent de privilégier leur langue nationale, ce qui contribue vraisemblablement à favoriser le vote de voisinage. Notamment dans les pays qui partagent le serbo-croate, cette langue qui a perdu son nom depuis la disparition de la Yougoslavie, mais que ses locuteurs continuent d’appeler entre eux « naš jezik », notre langue.

Adoucir les mœurs ?

Cela n’empêche toutefois pas les controverses identitaires. En 2006, la Croatie s’était par exemple divisée sur le choix de la chanson retenue, Moja štikla (Mes stilettos), interprétée par Severina, la plus grande vedette nationale de turbofolk. Basé sur la mélodie traditionnelle turque Şinanay, ce titre s’est attiré les foudres du camp nationaliste. La Croatie, comme la Slovénie d’ailleurs, entretiennent en effet un rapport complexe avec les Balkans : ces deux pays y sont en effet associés, contre leur gré, du fait de leur rattachement à la Yougoslavie en 1918. Or, jusque-là, ces terres faisaient partie de l’Empire des Habsbourg, ce qui explique leur sentiment d’appartenir plutôt à l’Europe centrale.

Mais l’Eurovision permet en même temps de dépasser certains préjugés. En 2007, la gagnante serbe du concours, Marija Šerifović, incarnait tout ce que les Balkaniques seraient censés détester : les Roms et les personnes LGBTQI+. La jeune femme, militante lesbienne et croyante orthodoxe, a interprété sa Prière (Molitva) habillée en drag king. À croire que la musique peut vraiment adoucir les mœurs.

Simon Rico
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