Quand il a pris sa retraite en 2015, quittant les Théâtres de la Ville de Luxembourg où il était entré en 2001, Frank Feitler avait donné ce titre à son départ : Frank has left the building, référence à Elvis Presley qu’il avouait aimer « comme rockeur et comme crooner, en assumant le côté kitsch ». Déjà à ce moment-là, Feitler trouvait que les éloges qui accompagnaient son départ en retraite ressemblaient à une nécrologie et il n’aimait pas cela. Parce qu’il n’était pas du genre à mettre son égo en avant et se considérait comme un « joueur d’équipe ». Quand, en 2021, il recevait le premier Nationalen Theaterpräis, une longue partie de son discours consistait à énumérer la liste des personnes avec lesquelles il avait travaillé et « sans lesquelles le rideau ne se lève pas sur les acteurs, danseurs et chanteurs qui, eux, sont applaudis ».
Humilité et modestie n’empêchent pas ce constat : Frank Feitler a marqué le théâtre luxembourgeois comme peu d’autres. D’abord comme représentant d’une génération de bâtisseurs qui ont façonné la scène, avec Marc Olinger, Tun Deutsch, Philippe Noesen ou Frank Hoffmann. Ensuite grâce à ses liens internationaux et son réseau à travers lesquels il a fait venir de grands noms de la danse, de l’opéra ou du théâtre à Luxembourg. Il a ainsi doté les Théâtres de la Ville d’une réputation de grande qualité auprès des autres maisons avec lesquelles les pièces étaient coproduites, dans le chef des artistes qui y ont été accueillis et pour le public qui lui doit des découvertes et des émotions inoubliables. Il a offert à des milliers de spectateurs des productions audacieuses et des expériences bouleversantes parfois.
Les réussites qui ont marqué le Grand Théâtre sont finalement le résultat de rencontres, de travail, de réflexions, de discussions, de créations dont chaque étape a été constitutive de l’homme qu’il fut. « Né en 1950, Frank passe sa jeunesse à Berdorf et à Echternach, puis déménage à Esch-sur-Alzette, où il s’approprie non seulement une culture cinématographique [...], mais se socialise aussi à gauche, voire à l’extrême-gauche », rappelle Josée Hansen dans le portait qu’elle lui consacre dans Piccolo Teatro (2018). Il a étudié la germanique et la philosophie aux « Cours universitaires » de Luxembourg et à l’université de Heidelberg. Entre 1974 et 1984, il a enseigné l’allemand et la philosophie au Lycée classique d’Echternach, une expérience qu’il est heureux de quitter : « Si j’étais resté dans l’enseignement durant trente autres années, je crois que j’aurais fini alcoolique ou râleur frustré », ironise-t-il dans une interview au Wort en 2015.
Parallèlement, Frank Feitler vit ses premiers succès au Kasemattentheater. L’adaptation dramaturgique de Bremer Freiheit de Rainer Werner Fassbinder (1981) et surtout le fragment de Schiller Demetrius (1983) lui ouvrent les premières portes et signent les premières rencontres et amitiés durables dans le domaine. Il seconde le metteur en scène Frank Hoffmann dans la conception de ces pièces en tant que dramaturge (lors de la remise du Nationalen Theaterpräis, il parle d’une « longue, intensive et tumultueuse amitié »). La pièce jouée par Steve Karier se voit inscrite au programme des Schillertage de Mannheim en 1983, puis est adaptée pour le Théâtre de Bâle. « J’avais à peine 23 ans et j’ai eu un contrat de débutant à Bâle. Frank y est arrivé comme dramaturge et a été engagé aussi. On habitait ensemble au début. On est devenus très amis, très proches », relate le comédien au Land. La fonction de dramaturge se développe désormais dans le théâtre francophone, mais elle était déjà essentielle dans l’univers germanophone. Cette personne accompagne la production théâtrale au fur et à mesure des répétitions et guide la programmation de la saison à travers des choix de textes pertinents par rapport à la position du théâtre et à sa troupe. « Je peux dire que Frank est le meilleur des dramaturges que j’ai connu. Il comprend les textes, pas seulement de façon intellectuelle, mais avec un instinct. Il voit ce qui se passe sur scène et il sent les artistes. En quelques mots, il peut débloquer des impasses dans lesquelles se trouvent les comédiens », ajoute Steve Karier. Il considère que cet accompagnement est le « mètre étalon » du métier.
C’est aussi à cette époque qu’à lieu la rencontre déterminante avec Heiner Müller. L’épisode est raconté dans Piccolo Teatro : Lors de la remise du Georg-Büchner-Preis de 1985 au grand auteur dramatique, il intime Frank Feitler de rester auprès de lui, estimant qu’il comprend ses textes mieux que personne. Des années de collaboration et d’amitié lieront les deux hommes. En 1989, Frank Feitler prend le poste de dramaturge au Deutsches Schauspielhaus de Hambourg, sous la direction de Peter Zadek, la plus grande scène allemande. Il n’y restera qu’une saison, appelé au Luxembourg pour raisons personnelles.
Pendant ces années, Frank Feitler a forgé sa manière de considérer le théâtre : un lieu d’expérimentation et de rencontre sociales, un lieu où les idées deviennent visibles et doivent trouver leur forme esthétique appropriée. Pas dans l’esbroufe ou la gesticulation, pas dans des scénographies complexes ou tape-à-l’œil, mais dans l’intelligence du jeu et la compréhension du texte. Pour lui, il était évident que le contenu devait primer sur l’effet. « Par un geste, une phrase, un moment, on provoque des émotions chez les gens qu’ils n’avaient pas ressenties depuis longtemps ou qu’ils ne savaient pas pouvoir ressentir. Ce sont des instants magiques quand tout est vrai, quand tout a une qualité. C’est ça qui est important », énonçait-il en 2021, en recevant le prix pour l’ensemble de sa carrière.
En 1990, donc, le dramaturge revient au Luxembourg et travaille en tant qu’indépendant dans le milieu du cinéma, encore balbutiant (le Fonds de soutien à la production audiovisuelle est créé justement cette année-là). Avec Paul Kieffer et Frank Hoffmann, il adapte le roman Schacko Klak de Roger Manderscheid, un des premiers jalons du cinéma autochtone. Avec Andy Bausch, il a produit des courts, des téléfilms et des longs-métrages, Struppi und Wolf (1992) et Three Shake-a-Leg Steps to heaven (1993). Il est proche de la bande de Samsa Film, avec ses bureaux rue de Nassau. « Frank arrivait généralement en premier, le matin, à pied. Installé au dernier étage, pour plus de tranquillité il se mettait à écrire des scénarios. [...] Il n’était pas rare de l’entendre s’affairer en cuisine. La grande tablée, des spaghettis, une bouteille de rouge, ou deux », se souvient le producteur Claude Waringo. Ils collaborent notamment sur le film Black Dju de Pol Cruchten dont Feitler est le scénariste. Cela donne d’autres bribes de souvenirs : « Repérages au Cap-Vert : Quelques heures sur un pick-up sous un soleil brûlant. Les plats de requin. L’ambassadeur belge, debout sur une table qui annonce la mort du roi… ». Ce sont aussi des années d’apprentissage et de tâtonnements avec « plus de questions que de réponses » qui signent la « fin d’une époque de totale insouciance ». Toujours les mots de Waringo : « La boîte ne va pas bien. Il y a des décisions à prendre, humainement déchirantes. Frank s’échappe pour sa plus belle aventure, de retour au théâtre. » Frank Feitler est pourtant resté proche du cinéma. En 1996, il a fondé avec Tarak Ben Amar, Pol Cruchten et Jeanne Geiben la société de production Red Lion. Et après sa retraite des Théâtres de la Ville, il travaille aux côtés d’Andy Bausch pour les scénarios de Rusty Boys et de Little Duke.
En 1999, le Grand Théâtre que l’on nommait encore « Théâtre du millénaire » ferme pour rénovation, agrandissement, mise aux normes techniques et de sécurité. Son directeur de l’époque, Jeannot Comes, n’aura pas le temps de suivre le chantier : il meurt en 2000. Échevine de la culture à l’époque, Colette Flesch (DP) suggère à Frank Feitler de se porter candidat. Ce qu’il accepte : « J’ai senti qu’il y avait une volonté politique de donner à ce théâtre les moyens nécessaires pour réussir. De plus, nous avions la même vision d’avenir pour cette maison : en faire la maison de théâtre d’une capitale européenne », lit-on dans une ancienne interview au Quotidien. Nommé en 2001, le directeur mettra à profit le temps des travaux. Il adapte le programme de construction, en transformant par exemple le Studio en une salle flexible et modulable qui permettra des créations débridées et audacieuses. Il constitue aussi une équipe solide avec notamment Gaby Stehres, son assistante qui a su si bien accueillir les artistes, et Anne Legill qui travaille à la programmation et aux relations publiques. Mais surtout, pendant ces deux années, il sillonne l’Europe pour réactiver ses réseaux, aller voir des productions, convaincre des maisons et des compagnies étrangères de collaborer avec Luxembourg.
Et ça marche ! Dès la première saison en 2003, le programme comprend des pointures internationales comme Anne Teresa de Keersmaeker, Robyn Orlin, Christoph Marthaler, Peter Brook ou Macha Makeïeff. L’ouverture le 11 octobre 2003 avec l’opéra baroque La Calisto de Francesco Cavalli dans une scénographie de Herbert Wernicke produite par La Monnaie de Bruxelles annonçait la place qu’allaient prendre les productions lyriques dans l’agenda. Tout comme la contemporaine, et bien-sûr le théâtre, l’opéra fut une des disciplines qui ont assuré la renommée du Grand Théâtre. Sous la direction de Frank Feitler, Luxembourg est devenu une adresse de choix pour de grandes maisons comme le Münchener Kammerspiele, le Thalia de Hambourg, le Théâtre de la Ville de Paris, la Ruhrtriennale, Sadler’s Wells de Londres, les festival d’Aix ou d’Orange… Les spectateurs, plus jeunes et plus diversifiés qu’auparavant, y trouvent bien évidemment leur compte non seulement par la qualité de l’offre mais aussi pas une politique tarifaire très avantageuse. Le public peut aussi se construire une culture et suivre l’évolution des artistes. La constance et la fidélité que le directeur affiche envers les créateurs leur permettent de revenir régulièrement montrer leurs productions.
Au fil des années, les Théâtres de la Ville deviennent des coproducteurs recherchés, non seulement pour les moyens financiers mis en œuvre (un aspect non négligeable), mais pour la qualité de ses infrastructures et de son accueil. L’hospitalité et la générosité font en effet partie des aspects régulièrement cités par les artistes et les collaborateurs. La soupe traditionnelle servie les soirs de première pour que toutes les personnes impliquées dans une production puissent célébrer ensemble en est un symbole. Les stars comme Juliette Binoche, les grands noms comme Akram Khan, les acteurs et danseurs de tous horizons, les techniciens, quelques spectateurs fidèles et journalistes invités, se retrouvaient un bol de soupe dans une la main, une bière dans l’autre, abolissant ainsi les frontières et les distances. Tom Leick-Burns, qui a succédé à Feitler comme directeur en 2015, a gardé cette tradition. « À un moment, on a pensé remplacer la soupe. Mais c’était impossible. La convivialité que Frank a instaurée avec ces moments reste irremplaçable », nous raconte-t-il. Le directeur a maintenu aussi l’esprit d’ouverture, de proximité, de simplicité et d’humour qui caractérisait son prédécesseur. Il souligne son intelligence d’analyse, son talent d’écoute et sa perspicacité. « Je retiendrai surtout sa générosité. Il partageait tout, son savoir, son expérience, son réseau, ses connaissances, ses valeurs, sa confiance. Nous avons tous appris beaucoup de lui. Il m’a fait grandir, m’a enrichi. C’est un héritage précieux »
Pour les créateurs luxembourgeois l’influence de Frank Feitler fut aussi précieuse. Il leur a offert des conditions de travail d’un niveau professionnel qui était encore rare à l’époque et les a poussés à s’ouvrir à l’international. Ainsi, il ne voulait jamais être producteur exclusif et insistait pour qu’ils trouvent des moyens auprès de coproducteurs, de préférence à l’étranger. Ce qui n’empêchait pas de commander des pièces à des compositeurs, des metteurs en scène, des auteurs ou des chorégraphes du cru, ni surtout d’inviter des directeurs de théâtre internationaux aux premières, afin de leur montrer le travail. Il réussissait aussi à placer des comédiens luxembourgeois dans les castings de coproductions internationales.
Après sa retraite, outre un retour vers le travail de scénariste, Feitler est aussi revenu à la mise en scène. En 2016, il monte En Tiger am Rousegäertchen, un texte de Marc Limpach sur l’OPA de Mittal sur Arcelor et en révèle les aspects les plus piquants et humoristiques, critiquant le chauvinisme luxembourgeois. L’année suivante, il s’attaque au monumental Lenz de Büchner où il met en scène Luc Feit qui joue « avec un engagement physique total » (Claude Reiles, Land 17.11.2017). Et puis, en 2021, également au TNL, il réitère une mise en scène d’un monologue, avec Le Testament de Marie où Valérie Bodson joue Marie de Nazareth. Une manière, nous dit la comédienne, de « régler ses comptes avec la religion. » Elle témoigne : « Il m’appelait l’emmerdeuse ! C’est un homme avec qui il était facile de s’engueuler, mes plus belles engueulades qui nous ont tant appris... Quelles têtes de mule… Frank et moi parlions peu de théâtre, on jouait à la pétanque. [...] Il m’a offert quelques beaux rôles presque de force. Car il voulait que je bosse malgré la distance que j’avais prise face à ce milieu lors décès de mon ‘Papa du théâtre’, Marc Olinger. »
Désormais, pour beaucoup, la soupe n’aura plus tout à fait le même goût.