Un catalogue ne remplacera jamais la visite d’une exposition, a fortiori dans le cas d’un artiste dont aucune reproduction ne rendra les effets de textures, les contrastes de couleurs qui sont le cœur de son art. Et pourtant, le catalogue de l’exposition de Nicolas de Staël au Musée d’art moderne de Paris (jusqu’au 21 janvier prochain), est indispensable, prolonge indéfiniment la visite. Avec les textes de l’historien Pierre Wat, les variations (avec renvoi à Char bien sûr, Eluard, Camus, voire Cocteau) de Philippe Lançon, et surtout le Journal de Pierre Lecuire, poète en relation constante avec l’artiste. Et dès 1952, ce constat qu’on sera bien nombreux à faire nôtre, « quel malheur d’avoir commencé à aimer la peinture dans celle de Nicolas de Staël », après tant de choses paraîtront fades, faibles ou fausses.
Oui, Nicolas de Staël comme initiation à l’art moderne, peut-être avec Serge Poliakoff, élus de loin parmi les représentants de l’École de Paris. Oui, deux artistes d’origine russe, auquel viendra se joindre très vite Mark Rothko, lui né dans une ville de Lettonie. Tous trois au début du vingtième siècle, peu avant la révolution. De Staël aura à peine six ans alors, sa famille quitte la Russie, le père avait été vice-gouverneur de la forteresse Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg ; les parents meurent peu de temps après, et le jeune garçon trouve des tuteurs en Belgique, fera ses études, y compris dans l’art, à Bruxelles.
De Staël obtient la nationalité française en 1948, son parcours artistique sera des plus brefs, un peu plus d’une quinzaine d’années, il se suicide en 1955. Mais un parcours de succès incessants, jusqu’en Amérique où il doit protester, « ne me prenez pas pour une usine ». Cela changera après sa mort, définitivement après le triomphe de l’art américain, avec le grand prix de Rauschenberg à la biennale de Venise en 1964.
Longtemps, les peintures de Nicolas de Staël, c’est des empâtements, des superpositions, beaucoup de sensualité, le plus grand souci de l’harmonie, dans la concentration, dans la fragmentation, comme dans un pays tampon entre les tenants de la figuration et les partisans de l’abstraction. Des paysages par exemple, où il passera des environs de Paris et des ciels du nord, des vents mêlés d’écume, aux couleurs vives du sud, plus éclatants encore de Sicile. Mais les uns et les autres avec cette lumière, luminosité toute particulière. Et si lui-même a caractérisé l’espace pictural comme un mur, ajoutant que tous les oiseaux du monde y volent librement, on dira de notre côté que ce mur se trouve illuminé par derrière.
De Staël a été sensible à tous les spectacles du monde. Ainsi, un match de football, en nocturne, sous les projecteurs du Parc des Princes, qu’il vit au mois de mars 1952. Pour le salon de mai, son immense tableau, deux mètres sur trois et demi, déconcerte. Tellement le puzzle des joueurs français et suédois, des attitudes, des mouvements, réduit à des blocs de peinture, en impose, une fulgurance. Il en ira de même pour les tableaux liés à la musique, mais la manière de peindre se sera entretemps faite plus fluide, un piano noir à gauche, une contrebasse à droite, pour un orchestre sur trois mètres et demi sur six.
Dans l’exposition, les dessins permettent de voir comment le travail de Nicolas de Staël avance, le résultat est là qui va aboutir au tableau. Cependant, ces esquisses, et c’est bien plus déjà, valent pour elles-mêmes, lignes simples, lignes pures. On confrontera ainsi les nus tout au bout, un fusain sur toile, nu de profil, et une huile, nu couché bleu, sur fond rouge. Nous sommes à Antibes, en 1955. Deux ans plus tôt, en été, de Staël avait rencontré Jeanne Polge, « quelle fille, la terre en tremble d’émoi, quelle cadence unique dans l’ordre souverain », écrit-il à Char. Un amour malheureux, et dès l’année suivante, juillet et août 1954, Pierre Lecuire, l’ami attentif, note que de Staël est en danger, en danger de mort, « il veut se tuer pour une femme ». Le 16 mars 1955, vers 22h15, une voisine trouvera le corps de l’artiste en bas de son atelier. Dans une lettre à Jacques Dubourg, son marchand, il a confié n’avoir pas la force de parachever ses tableaux. Le suicide de Nicolas de Staël a empli Camus en même temps de pitié et de colère, la clef du mystère reste à l’homme, au créateur.