L'«affaire» Wolter et les multiples actions en justice que l'actuel ministre a engagées, notamment à l'encontre de Rob Roemen, rédacteur en chef du Lëtzebuerger Journal, pourraient amener une clarification de la situation de la presse face aux textes de lois actuels
L'assignation en justice, sur base des articles 1382 et 1383 du code civil déterminant la responsabilité civile, de Rob Roemen, rédacteur en chef du Lëtzebuerger Journal, se limite a priori à un article reproduisant, de façon partiellement erronée, une information. Cette information, parue sous forme d'un petit article écrit sur un ton légèrement satirique, fait état d'une amende fiscale prononcée par l'administration de l'Enregistrement et des Domaines à l'encontre de Michel Wolter (cf. d'Letzeburger Land n° 31/98 et n° 32/98). Or, par mégarde comme le prétend l'auteur, par intention de nuire selon Michel Wolter, Rob Roemen rapportait d'une fraude fiscale («Steuerhinterziehung») au lieu de faire état d'une erreur donnant lieu à une amende fiscale. L'article incriminé du 21 juillet 1998 était intitulé «Minister Wolter der Steuerhinterziehung überführt».
Entre autres parce que l'article paraissait le jour même où la Chambre des députés a voté la controversée loi portant réforme des pensions du secteur public qui a valu au ministre de la Fonction publique Michel Wolter une opposition féroce de la part de la fonction publique ainsi que, le même jour, une impressionnante manifestation devant le Parlement, la réaction du ministre a été véhémente. Il a assigné en justice Rob Roemen, auteur de l'article incriminé, l'administration de l'Enregistrement et son directeur Paul Bleser pour lui avoir notifié une amende fiscale non fondée, a bien sûr introduit simultanément un recours contre l'amende fiscale (cf. page 5), a assigné le préposé de l'Enregistrement dont le témoignage constitue la base de l'amende et porté plainte au pénal contre X pour violation de secret professionnel ainsi que contre Rob Roemen pour recel de violation de secret professionnel. Tous ceux liés directement ou indirectement à l'«affaire» qui n'en était pas encore une, mais qui l'est devenue ensuite à cause de la médiatisation des actions en justice, se retrouvaient ainsi confronté à une ou plusieurs actions en justice intentées par Michel Wolter.
Protection des sources indispensable
Si l'instruction pénale continue son chemin à coup de perquisitions spectaculaires, les affaires au civil suivent une certaine logique chronologique. D'abord a été plaidé le recours contre l'Enregistrement (cf. page 5), ensuite l'affaire Wolter c. Roemen et Lëtzebuerger Journal. L'affaire contre le préposé de l'Enregistrement, qui entre-temps est revenu sur ses propos ayant entraîné l'amende fiscale et ce à quoi l'Enregistrement a déposé plainte pour faux témoignage, ainsi que celle contre l'État luxembourgeois (de fait contre l'administration de l'Enregistrement qui dépend du ministre des Finances Jean-Claude Juncker) ont été remises, sur demande de Michel Wolter, pour attendre la décision des juges concernant le recours introduit contre l'amende fiscale. Ce qui paraît logique, l'opportunité de l'amende fiscale ayant une incidence majeure sur la façon de procéder des parties prenantes lors des plaidoiries dans les affaires y ayant trait.
Quant à Rob Roemen, son affaire a été plaidée mercredi dernier. Mais là aussi, il se pourrait que non pas l'affaire, mais le prononcé sera remis. Étant donné que l'instruction pénale devant déterminer la «source» qui a renseigné le journaliste sur la sanction fiscale contre Michel Wolter est toujours en cours, les juges pourraient très bien mettre le jugement en délibéré en attendant que le volet pénal soit clarifié. Or, l'arrêt «Fressoz et Roire c. France» qui vient d'être rendu par la Cour européenne des droits de l'Homme pourrait mettre un terme anticipé à l'instruction du Parquet. L'instruction contre Rob Roemen pour le recel de violation de secret professionnel s'inscrit tout droit dans la lignée de cet arrêt récent. Pour avoir publié les avis d'imposition d'un PDG d'un grand groupe industriel, le Canard enchaîné avait été condamné par la justice française au motif de recel de violation de secret professionnel. Les juges de la Cour européenne à Strasbourg ont par contre estimé que non seulement l'information en soi et dans son contexte était d'intérêt public, mais ils ont de surcroît établi qu'il ne revenait pas aux journalistes de juger s'il y a eu violation du secret professionnel auparavant.
Si le Parquet luxembourgeois suit cette même logique, il devrait classer l'affaire contre Rob Roemen. Étant donné que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme est une norme supérieure qui s'impose à tous les degrés de juridiction, l'État luxembourgeois courrait à coup sûr de grands risques de se faire condamner à Strasbourg au cas contraire.
Au civil, tout est interprétation
Selon la jurisprudence dans l'affaire Luxlait c. Républicain lorrain et Bever, les juges de la Cour d'appel ont estimé que «une partie à l'instance ne peut pas se prévaloir d'une pièce ou d'un document qu'elle détient s'il est établi qu'elle l'a obtenu par un artifice coupable, une fraude ou un abus. La charge de la preuve de la fraude incombe au plaideur qui entend écarter certaines pièces». Ils ont ainsi confirmé la décision des premiers juges. Bien qu'en l'occurrence, la pièce maîtresse de l'affaire contre Rob Roemen - le document faisant état de l'amende fiscale - n'ait été remis par aucune des deux parties, c'est au niveau de la logique que cette comparaison doit avoir lieu. Si violation de secret professionnel il y a par la communication de l'amende fiscale à l'encontre de Michel Wolter, il incombe à ce dernier de prouver l'origine frauduleuse de cette communication. Dans ce cas précis, il s'agirait de prouver la violation d'un secret professionnel, plus précisément du secret fiscal. Mais, le secret couvrant l'amende fiscale prononcée est levé automatiquement dès lors que la personne frappée par cette amende introduit un recours contre la décision de l'Enregistrement. Ce recours est plaidé en audience publique devant une chambre civile du Tribunal d'arrondissement. Si donc secret il y a, il s'agirait plutôt d'un secret (de polichinelle) à terme. La plainte contre X a ainsi de grandes chances d'être classée et l'argument de la provenance frauduleuse de l'information n'aurait alors plus lieu d'être.
Un passage des conclusions de la partie Michel Wolter fait d'ailleurs, dans ce contexte, froid dans le dos. Il y est fait mention que par le refus de dévoiler ses sources (c'est-à-dire de «brûler» son informateur et de s'auto-saborder en tant que journaliste, ndlr.), Rob Roemen aurait admis sa faute personnelle. Car, toujours selon les conclusions de la partie Michel Wolter, si Rob Roemen avait la conscience tranquille, il n'aurait aucun problème à aider la justice dans le cadre de son enquête...
Exit donc, a priori, la plainte contre Rob Roemen pour recel de violation de secret professionnel. L'affaire pourrait toutefois garder sa connotation politique, car le procureur est libre de classer une affaire à tout moment. Ce qui veut dire qu'en l'instance, si les juges civils décident de mettre l'affaire en délibéré jusqu'à ce qu'il y ait une décision au pénal, rien n'empêche le procureur de laisser l'instruction ouverte pendant un bon laps de temps. Par exemple, jusqu'à après les échéances électorales.
Mais Rob Roemen n'est pas pour autant sorti de l'auberge: la faute, dont la gravité dépend des interprétations qu'on veuille bien lui donner, d'avoir confondu irrégularité fiscale et fraude fiscale constitue la base de l'assignation faite par Michel Wolter. Cette faute que le journaliste qualifie d'inattention et pour laquelle il s'est excusé dans les colonnes de son journal le lendemain, est la preuve pour Michel Wolter «que le but visé par les agissements du défendeur (Roemen, ndlr.) est de porter atteinte à la réputation du requérant (Michel Wolter, ndlr.) auprès de l'opinion publique, et de la compromettre».
Étant donné que la fraude fiscale, aussi bien en termes administratifs que juridiques ou d'entendement général, est un acte plus grave et aux conséquences plus lourdes qu'une irrégularité entraînant une amende fiscale, Michel Wolter a construit autour de cette accusation la preuve de la volonté déclarée de nuire de la part de l'auteur. L'article en soi est écrit en des termes s'apparentant davantage à la satire ou à l'exagération traditionnelle des écrits politiques engagés qu'à une accusation fausse et gratuite. Mais par l'imprécision de la terminologie, Michel Wolter rejette toute véracité de l'article, en mettant implicitement chaque passage en relation avec le titre «Minister Wolter der Steuerhinterziehung überführt». Il appartiendra aux juges de se prononcer sur la gravité des propos erronées et les intentions de l'auteur.
Cependant Michel Wolter, ou plutôt son avocat Me Georges Pierret, ont peut-être trop lourdement insisté sur la prétendue faute de Rob Roemen. Outre l'incroyable passage dans les conclusions cité in supra, il est certes reproché à l'auteur de ne pas avoir effectué les recherches et vérifications nécessaires mais, de l'autre, le coeur de l'affaire, c'est-à-dire l'existence d'une amende fiscale prononcée contre Michel Wolter, n'est à aucun moment mis en doute.
Lors du Top-Thema sur RTL Télé Lëtzebuerg le 21 octobre 1998, c'est-à-dire après la perquisition de la rédaction et de la demeure privée de Rob Roemen dans le cadre de l'instruction pénale, l'incriminé avait mis en avant le devoir, l'obligation d'information en cas de dérapage d'un ministre: «wann de Minister eng gesticht huet, an ech hun d'Informatioun iwerpréift, ass et meng Pflicht als Journalist doriwer ze berichten». Une phrase qui a été interprétée devant les juges comme un acharnement de Rob Roemen sur la personne de Michel Wolter, alors qu'elle ne traduit que le B.A.-ba du journalisme.
Dans cette affaire, finalement, même les exagérations journalistiques de Rob Roemen n'auraient pas donné lieu à poursuite si les termes employés n'avaient pas été mis en relation avec une fraude fiscale, mais avec une amende fiscale. L'article constitue donc un écrit partiellement erroné, ce que reconnaît son auteur.
Dès lors, cette affaire pourra peut-être tracer très clairement les lignes du bon entendement du journalisme au Luxembourg. Sur le plan pénal, en matière de protection des sources, la décision est quasiment forcée par la jurisprudence depuis Strasbourg.
Au cas où Michel Wolter serait débouté (et si les juges des juridictions suivantes, en cas d'appel(s), suivent les premiers juges), la faute d'inattention du journaliste, dans un contexte précis, ne serait pas l'origine d'une condamnation.
Si le jugement au civil devait condamner Rob Roemen, ce jugement devrait très précisément énoncer quelle faute il a commise et à quel moment, s'il s'agit du ton général de l'article comme suggéré par Michel Wolter, s'il s'agit de la tonalité que l'article a pris par la formulation erronée des faits incriminés, s'il ne s'agit que de cette formulation erronée ou si la publication de l'information sur les démêlées du ministre avec l'administration de l'Enregistrement constitue en soi une faute. Le journaliste saurait dès lors mieux à quoi se tenir.