Exposition

« L’art est l’art. Tout le reste est tout le reste »

Visiteurs du Mudam devant des dessins d’Ad Reinhardt
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 08.09.2017

Oser rire et oser penser Quelques jours après avoir visité l’exposition Hard to picture : A tribute to Ad Reinhardt, une certaine nostalgie, ou un autre sentiment similaire, quelque chose qui ressemble à un dérangement, peut apparaître. Bouleversement donc qui est à la fois inspirant et exigeant. Il est dû à l’effet paradoxal suscité par la liberté critique, la liberté de ton et la capacité d’autodérision mêlée à l’intelligence subtile de l’un des peintres abstraits les plus vénérés de l’Amérique et de l’histoire de l’art. En sortant en effet de cette exposition, après avoir ri de tout son cœur et après avoir appris des choses et avoir réfléchi (enfin !) non seulement sur l’art moderne, abstrait (et contemporain), mais aussi sur le monde de l’art, la vie d’artiste ou celle d’une idée, sur l’architecture, la société, mais aussi sur la politique, la paix, la guerre, la vie quotidienne, la vie de couple, etc., une nostalgie peut donc apparaître. Nostalgie d’une époque où le débat dans l’art et dans la société était non seulement plus ouvert, mais aussi plus intéressant ; nostalgie d’un art et surtout d’artistes qui n’avaient pas peur – ou qui n’étaient pas influencés – par le marché et ses rouages, nostalgie d’une audace aussi constructive que raffinée et génératrice de questionnements qui aujourd’hui sont le plus souvent absents des discours de l’art sur l’art. Nostalgie donc pour un esprit critique, libre et connaisseur – mais aussi fascination.

L’exposition au Mudam se concentre sur la partie humoristique et critique – relativement peu connue – de l’œuvre d’Ad Reinhardt : son travail d’illustrateur, une activité qu’il a eue entre les années 1930 et 1960, parallèlement à ses trente années de carrière en tant que peintre abstrait. L’exposition qui donne à découvrir plus de 250 caricatures politiques et chroniques dessinées satiriques provenant des archives de la Fondation Ad Reinhardt à New York, constitue la plus grande rétrospective jamais consacrée à ce travail. Sont aussi exposés à cette occasion Abstract painting (1956), l’une des toiles minimalistes « noires » de l’artiste, un diaporama de clichés photographiques et un grand nombre de documents : journal de voyage, pamphlets et esquisses.

Seconde partie de l’exposition : la mise en dialogue avec une sélection de travaux de sept artistes contemporains internationaux – Olav Westphalen, Judith Hopf, Kerry James Marshall, Lili Reynaud-Dewar, Sara Cwynar, Luis Camnitzer et Álvaro Oyarzún – qui, comme le précisent les commissaires, « souligne, la permanence de l’influence intellectuelle de cet artiste américain dans le monde, depuis près de quatre-vingt ans ».

L’artiste et l’abstraction Ad Reinhardt (1913-1967), peintre et auteur théoricien prolifique, professeur d’art et d’histoire de l’art, est surtout connu comme étant l’un des précurseurs de l’art conceptuel et de l’art minimal. Sa peinture s’est en effet radicalisée au début des années 1950, quand il réduisit sa palette à une seule couleur par toile ; puis en 1953, quand il commença sa peinture caractéristique sombre, proche du noir. À partir des années 1960 et jusqu’à la fin de sa vie, il peint ses Ultimate paintings : toiles toutes du même format (ou presque), presque noires, ou plutôt ton sur ton – qui laissent toutefois entrevoir à l’œil attentif un motif composé de subtiles nuances de noir. Peintures absolument méditatives qui en réalité posent la question de l’existence de l’absolu. Ce sont, selon Ad Reinhardt, « les dernières peintures que l’on puisse peindre », des peintures qui frôlent sans cesse l’extrême limite au-delà de laquelle l’œuvre n’existera plus, ce qui a été appelé le Hard edge painting : une abstraction géométrique d’une extrême radicalité. L’unique objet de cinquante années d’art abstrait consistait ainsi selon Reinhardt à présenter l’art-comme-de l’art et rien d’autre, rendant l’art absolu, exclusif, non objectif, non représentatif, non-figuratif, non-expressionniste, non-subjectif.

La caricature et la satire Il s’agit à la fois du « secret » de sa pratique et de ce qui lui permit de protéger et de préserver sa liberté créative, et donc de devenir le peintre qu’il est devenu. Reinhardt a développé dès l’enfance son intérêt pour la caricature, jusqu’à commencer à gagner de l’argent à travers ses illustrations à l’âge du lycée. C’est ce qui, avec son service militaire et sa carrière d’enseignant, lui a permis de soutenir sa carrière en tant qu’artiste abstrait, en préservant – soulagé de toute considération commerciale – la liberté absolue de sa peinture.

Ces activités s’accompagnent de l’engagement féroce de l’artiste contre les politiques de son époque, en particulier pour les droits des ouvriers et les campagnes anti-guerre, luttes demeurées vitales tout au long de sa carrière. Il prend position à travers ses illustrations qui paraissent dans de nombreuses publications américaines, notamment le journal quotidien de gauche PM, le périodique marxiste New Masses et les magazines de Glamour à Listen ou encore Ice Cream Field. Robert Storr, doyen de la Yale School of Art et curateur de l’une des premières expositions d’Ad Reinhart « cartoonist », explique très justement que cette activité de l’artiste était bien connue mais que ses caricatures étaient perçues comme une activité à part : « En réalité […] elles constituent une dimension fondamentale de son travail d’artiste ».

La suite peut paraître ironique : c’est l’un des expressionnistes abstraits les plus austères qui a contribué à l’acceptation de la caricature dans le monde de l’art. Et c’est bien cette activité de résistance qui lui a permis de maintenir son indépendance. Liberté au carré, donc.

Comment regarder ? Les artistes ne devaient pas, selon Reinhardt, croire que leur travail pouvait éduquer politiquement le public ou encore qu’il pourrait embellir les bâtiments publics. Quand il lui a été demandé par le journal PM d’expliquer les principes de son art au grand public, il accepta et produisit des centaines de cartoons et d’illustrations, notamment sa série la plus connue : How to look (1946-1961), publiée dans l’édition du dimanche du PM entre 1946 et 1947.

C’était à une époque où, juste après la Seconde Guerre mondiale, les institutions artistiques de New York étaient extrêmement conservatrices. Reinhardt a donc consacré un moment à « déranger », provoquer et critiquer les musées, les critiques d’art et ce public devenu superficiel et non exigeant, qui croyait encore que tout ce qui se trouvait sur une image devait imiter quelque chose « de réel ». Un de ses panneaux les plus connus montre ainsi la figure d’un bâton qui pointe vers une toile composée de lignes entrecroisées et qui demande : « Qu’est-ce que cela représente ? ». Indignée, la peinture, frappe le bâton sur la mâchoire et lui répond : « Et vous, que représentez-vous ? ».

« Influence intellectuelle » La puissance du travail de Reinhardt est telle qu’il reste peu de place pour la partie de l’exposition qui concerne les influences évidentes qu’il a eues, et qu’il continue à avoir, dans l’art. Et pourtant, cette proposition qui prolonge son travail avec l’actualité est à la fois juste et nécessaire. L’on retrouve dans les œuvres contemporaines choisies la position de Reinhardt, qui consiste plutôt à combattre les préjugés qu’à dire « ce qui doit être ». Ceci est notamment valable dans le travail que mène Olav Westphalen depuis 2000. Détail intéressant : les mœurs ayant changé, l’artiste d’aujourd’hui réussit à exposer dans les musées les dessins qu’il publie dans la presse. La résonnance entre les deux artistes est frappante : les dessins politiques de Westphalen, grinçants et tragiques sont sublimés par la force de son humour critique et par les coups de pinceau rouges ou bleus – qui pourraient même évoquer l’abstraction.

Il y a ensuite les têtes lasses et blasées de Judith Hopf, Erschöpfte Vase, objets renversés détournés et qui expriment ce désarroi du monde (de l’art) – inévitable.

Luís Camnizer, quant à lui, professeur d’histoire de l’art également, remet en question la manière de « faire la leçon ». Et il le fait en réécrivant son histoire de l’art avec des diapositives vides, des rectangles de lumière. Des chaises, des piles de documents et des seaux trouvés dans les réserves du musée sont devenus les socles qui permettent la mise en lumière de l’enseignement et la dérision des choix – que fait chaque professeur(e) des images qu’il va montrer pendant son cours. Si lors d’un enseignement l’on montre en effet « ce qu’il faut connaître », l’artiste met ici en évidence la fugacité et la relativité du savoir : qui ici n’est « que » blanc et lumière.

L’exposition se termine avec une cartographie murale réalisée par Álvaro Oyarzun suite à l’invitation du musée : son dessin, à la fois graphique et organique, occupe tout un mur. L’on y découvre à travers des phrases elliptiques parfois énigmatiques et surtout ironiques ou humoristiques, les thématiques préférées d’Ad Reinhardt. Comme si le monde de l’art était un univers hors-monde, un monde en soi, fait de ses îles et de ses péninsules avec leurs vérités toutes absolues – et toutes contradictoires.

C’est exactement cette position double – à la fois libéré du monde pour pouvoir créer et dans le monde pour pouvoir le penser de manière critique –, qui explique la trajectoire d’Ad Reinhardt et que l’exposition réussit à transmettre. Nostalgie donc, et inspiration – pour oser rire, oser penser et oser créer.

L’exposition Hard to picture – A tribute to Ad Reinhardt dure encore jusqu’au 21 janvier 2018 au Mudam ; pour plus d’informations : www.mudam.lu.

Sofia Eliza Bouratsis
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