Visites d’atelier (4)

La robotique, c’est fantastique

À Molenbeek avec Martine Feipel et Jean Bechameil
Photo: Trash Picture Company
d'Lëtzebuerger Land du 01.09.2017

Il est onze heures un dimanche matin du mois d’août. Il fait agréablement chaud. Même longtemps avant de traverser le canal, en remontant à pied la très luxueuse rue Dansaert en plein centre de Bruxelles, on est attiré par l’impressionnant bâtiment en béton de style art déco de l’église Saint-Jean Baptiste. À cette heure-ci, c’est calme, très calme dans le quartier de Molenbeek, que les médias qualifiaient pourtant de « capitale européenne du djihadisme » après les attentats de Paris en 2014 et de Bruxelles en 2015, parce que Salah Abdeslam et consorts étaient originaires de son importante communauté musulmane. Le curé de l’église catholique n’en a cure et fait sonner les cloches avec enthousiasme pour attirer les croyants catholiques. Sur la place devant l’église, les magasins affichent leur nom en arabe et en français ; au coin, des hommes se saluent chaleureusement en arabe et boivent un café à un euro cinquante, alors que, dans les rues adjacentes, des femmes voilées font leurs courses en fruits et légumes en toute vitesse. Des enfants crient en jouant dans la rue.

Le rendez-vous est fixé rue des Sources, une rue calme bordée de maisons individuelles, dont se détache un long bâtiment industriel sur lequel des artistes ont peint un ciel. Cliquetis dans la serrure, Martine Feipel vient ouvrir. Dans la cour, Jean Bechameil cherche ses clopes. Martine et Jean, duo d’artiste luxo-français, on les avait visités dans leur atelier à Esch-sur-Alzette, vu leurs expositions au centre d’art Nei Liicht à Dudelange en 2010, à la Ca’ del Duca à Venise en 2011, dans le cadre d’Atelier Luxembourg, au Mudam en 2012, au Pavillon de l’Arsenal à Paris en 2014, chez Zidoun-Bossuyt au Grund en 2015 ou chez Valérie Bach à Bruxelles l’année dernière. Les voici donc à Bruxelles. « Nous sommes partis du Luxembourg en novembre 2016, parce que nous n’y trouvions ni d’atelier, ni d’assistants », explique sans détour Jean Bechameil. C’est que Martine Feipel et Jean Bechameil font majoritairement de grandes sculptures et des installations, souvent en résine, qui dégage une odeur âcre. Donc il leur fallait de grands espaces, sans voisins qui crieraient au scandale dès le moindre bruit, des locaux qui soient en plus finançables avec un revenu d’artiste. Le choix de quitter Luxembourg était vite fait, celui de s’installer dans la capitale belge tout aussi rapide : parce qu’on y trouve encore des ateliers largement moins chers, parce qu’il y a énormément d’espaces vides à Bruxelles, surtout dans les quartiers moins chics. Parce que aucun des deux artistes n’y avait ses repères aussi – Martine Feipel a fait ses études à Londres, Berlin et Strasbourg ; Jean Bechameil à Paris et Rotterdam, mais il a aussi vécu au Danemark.

Bruxelles était donc un choix pragmatique, et la promesse d’un nouveau départ, de remettre les compteurs à zéro pour tous les deux, sur un pied d’égalité. Enfin, ils ne sont pas venus en terre inconnue : Valérie Bach, désormais installée à Bruxelles, est une de leurs galeristes. Ils débarquaient donc avec quelques contacts, qui se sont vite démultipliés en un carnet d’adresses bien fourni. « Nous connaissions un peu la scène artistique bruxelloise », raconte Jean Bechameil, mais qu’ils ont très vite eu tout un réseau de collègues et amis : « et puis c’est une chouette ville, les gens sont relax ». « Oui, ajoute Martine Feipel, nous avions aussi envie d’autre chose et de nous confronter à une autre scène ». L’échange manquant entre artistes et avec le public est un problème réel au Luxembourg, les institutions ne semblant plus assurer ce relais ni encourager ces rencontres. Une des expériences les plus frustrantes dans ce domaine, aussi pour Martine Feipel et Jean Bechameil, fut la Public art experience du Fonds Belval l’année dernière, une exposition avec d’excellentes œuvres d’artistes internationaux ayant résidé et travaillé sur place et qui s’est déroulée dans la plus grande indifférence du public et des institutions. Que tant d’artistes luxembourgeois partent s’installer à l’étranger ou ne reviennent même plus après leur formation est un indicateur de l’état de l’art contemporain au Luxembourg.

Aujourd’hui, Martine Feipel et Jean Bechameil ont deux ateliers à Bruxelles – à côté de celui de Molenbeek, qu’ils ne louent que pour trois mois, pour réaliser les œuvres de leur exposition Theatre of disorder, qui aura lieu en automne au Casino Luxembourg, ils en ont un deuxième, « chauffé et isolé » insistent-ils en rigolant), mais moins spacieux, à Forest, à côté du Wiels. Ils vivent à deux pas du canal, « on vient à pied à l’atelier, c’est agréable », sourit Jean en allumant une cigarette. Nous nous installons dans la cour intérieure du gigantesque bâtiment industriel, qui aurait abrité une blanchisserie jadis. C’est la coopérative Smart, qui gère entre autres des hubs artistiques à travers la Belgique, qui leur loue l’atelier de plusieurs centaines de mètres carrés et derrière lequel s’enchaînent encore plusieurs espaces semblables qui font tout le bloc de quartier. Rien ici n’est surfait, tout est resté dans un état brut, mais l’eau et l’électricité fonctionnent, la sécurité est garantie. Trois chaises au soleil suffisent pour faire une pause et discuter à bâtons rompus.

Pour cette exposition au Casino Luxembourg, à laquelle ils furent invités par le directeur Kevin Muhlen lui-même, ils réaliseront une gigantesque installation cinétique qui investira tout le premier étage. On pourrait y voir un tout nouveau moment dans leur œuvre : après les installations nostalgiques, qui faisaient référence au temps qui passe et qui détruit tout, dans une esthétique presque romantique de la ruine – à Dudelange, à Venise –, après leur requiem pour la modernité, qu’on pouvait lire dans les sculptures des blocs HLMs, de voitures ou de bus en décrépitude, ils en sont maintenant à une réflexion sur la société de surveillance, la domotique, les robots et ces machines qui nous régissent. Cette réflexion avait déjà commencé avec Ballet of destruction à Belval, mais les machines auxquelles ils faisaient alors référence avec des sculptures mouvantes étaient celles de l’industrie sidérurgique du site. Or, explique Jean Bechameil, « après Belval, on avait envie d’aller au-delà des machines, vers ces algorithmes et cette robotique qui gèrent notre vie. »

Pour Theatre of disorder, qui, dès son titre, s’annonce comme une dystopie,
Martine Feipel et Jean Bechameil se sont donc d’abords jetés dans la recherche sur la robotique (si joyeusement moquée par Jacques Tati) et les systèmes informatiques qui gèrent les flux dans les grandes villes : le métro, le trafic, les personnes, l’électricité, l’eau… « et ce sans qu’on ne s’en rende compte, souligne Jean. On s’est habitués à ce que ça marche tout le temps. Mais ces circuits comportent par exemple des systèmes de reconnaissance visuelle qui enregistrent tout et tout le temps, c’est extrêmement intrusif ». Ils se sont même attelés à apprendre le langage Ladder, ce schéma à contacts électriques qui sert à programmer les automates industriels –
--( ) -- par exemple – afin de concevoir leur propre circuit qui, une fois installé dans les œuvres, les fera interagir entre elles.

« On a écrit une véritable partition, explique Martine. C’est en quelque sorte une continuation de notre réflexion sur les utopies. Nous nous demandons comment questionner une utopie, qui, ici, est liée au contrôle ». Car, certes, la domotique dans nos bâtiments a changé notre façon de vivre – plus besoin de penser par soi-même, les stores s’abaissent au moindre rayon de soleil –, mais parfois, tout se passe aussi comme si nous perdions le contrôle sur nos vies, la gestion de notre quotidien. « Regarde les drones, continue Jean : ils ont changé la façon de faire la guerre aussi. Ils l’ont déplacée dans les villes, parce que dans les champs, tu n’as aucune chance, les drones te trouvent. Dans les villes, c’est plus difficile ». Des drones qui, en plus, sont complètement déshumanisés et sont commandés dans une cave à des dizaines de milliers de kilomètres de là par un jeune militaire qui peut très bien confondre la vie réelle avec un jeu vidéo. Fascinés par le Bauhaus ou les constructivistes, Martine Feipel et Jean Bechameil veulent produire des formes attrayantes tout en interrogeant une technologie et la conscience que cela implique dans nos vies. Ce seront « des formes en partie abstraites et des mouvements sophistiqués » autour de l’idée du loop, du système qui marche très bien tout seul, s’autocorrige et se régule – et qui n’a même plus besoin de l’homme.

Il est midi. Arrivent Marjorie et Richard, les deux assistants de Martine Feipel et Jean Bechameil, spécialistes en production de pièces en résine, qui les aident à réaliser ce projet gigantesque qui, malgré le thème, est loin de se faire tout seul. Il faudra bien les produire, ces pièces, et les programmer, ces machines. Des robots qui risquent en plus de se tourner contre leurs créateurs, comme Pinocchio contre Gepetto ou le monstre contre Frankenstein. Réponse fin octobre au Casino.

L’exposition Theatre of disorder de Martine Feipel et Jean Bechameil a lieu du
28 octobre 2017 au 7 janvier 2018 au Casino Luxembourg : casino-luxembourg.lu.
Pour plus d’informations sur les artistes : feipel-bechameil.lu.

josée hansen
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