Skulptur.Projekte Münster

Antidotes aux préjugés sur l’art actuel

L’impressionnante installation After alife ahead de Pierre Huyghe »
Photo: Christian Mosar
d'Lëtzebuerger Land du 01.09.2017

En 2007, lors de la quatrième édition des Skulptur.Projekte à Münster, l’artiste britannique Jeremy Deller distribuait des graines de l’arbre en mouchoirs aux visiteurs d’une colonie jardinière dans la périphérie de la ville. Cet arbre, d’origine chinoise, dont la floraison ressemble à une pluie de mouchoirs blancs, n’éclot qu’après une dizaine d’années. Il s’agit du même cycle que celui des Skulptur.Projekte, crées en 1977. Conçue comme une exposition décennale, l’histoire commence avec un refus : en 1974 les bourgeois de la ville s’offusquaient de se voir proposer une acquisition publique d’une œuvre de l’artiste George Rickey. Ce refus a motivé Klaus Bussman et Kaspar König de développer une sorte de laboratoire temporaire sur la notion d’art dans l’espace public. En 1977, l’exposition qui en résulte est un travail de pionnier qui a fait date dans l’histoire de l’art contemporain. Cet été, la cinquième édition des Skulptur.Projekte réunit pendant cent jours 35 artistes sur un parcours réparti à travers l’espace urbain et périurbain de la ville de Münster.

En 2007, Deller avait demandé aux propriétaires des petits chalets de la colonie de jardinage de tenir des journaux intimes sur le thème du microcosme de leur jardin. Ces carnets sont maintenant exposés à la cinquième édition des Projekte qui se déroule dans le cadre d’une sorte de Grand tour de l’art contemporain entre Kassel, Venise et Münster.

La ville de Münster a adopté le surnom de Fahrradstadt, dès les années 90. La ville compte plus de 100 000 cyclistes quotidiens sur ses chemins aménagés, notamment la Stadtpromenade , sorte de véritable périphérique à vélos. Au-delà de cette périphérie du parcours cycliste se situe une des œuvres majeures de cette édition des Skulptur.Projekte. Située dans une patinoire désaffectée, l’installation de Pierre Huyghe (né en 1962) propose une interaction complexe entre naturel et artificiel, entre architecture et nature, entre matérialité brute et mondes virtuels. Intitulé After alife ahead cet ensemble intrigue aussi bien par ses dimensions monumentales que par son association mystérieuse d’un incubateur médical et des deux paons albinos. Cette situation rappelle l’intervention de Huyghe à la Documenta 13, lorsqu’il avait installé, dans un terrain vague, au bout du parc des Kassel-Auen une sculpture à la tête de ruche d’abeilles et exhibé un chien, se promenant librement sur le site, avec une patte peinte en couleur rose-fluo. À Münster, l’artiste a fait découper une partie des fondations en béton de la patinoire selon la logique d’un jeu de Tangram. Une partie de la dalle a été enlevée et des excavations mettent à nu le sous-sol de l’ancienne structure. À cela s’ajoute un aquarium posé au centre de la piste, dont les parois de verre s’obscurcissent dans un rythme particulier qui semble connecté aux ouvertures et fermetures de structures pyramidales suspendues au plafond, une quinzaine de mètres au-dessus des têtes des spectateurs.

Toute cette mécanique est, de manière invisible, orchestrée par la croissance de cellules cancérigènes élevées dans un incubateur placé en marge de la structure. Ce travail est accompagné d’une application pour téléphone mobile. Fonctionnant uniquement à l’intérieur de l’enceinte, ce logiciel permet de voir, avec la fonction caméra d’un Smartphone, d’autres éléments, cette fois entièrement virtuels, se placer dans l’ensemble de ce puzzle évocateur. Ces dernières années, Pierre Huyghe a développé plusieurs de ces systèmes qui associent une vision rhizomique de l’art à une technologie actuelle, tout en jouant avec les règles d’un rébus artistique, impossible à décoder d’un seul trait. Contrairement à la tendance « j’explique bien clairement le monde pour prétendre mieux pouvoir le changer » de la Documenta 14, ce travail reste mystérieux, fascinant et se ferme à toute interprétation et lectures simplistes. Le budget de cette installation à elle seule tournerait autour d’un million d’euros alors que la somme totale investie dans le Skulptur.Projekte serait de huit millions. Le travail de Pierre Huyghe est co-financé par ses galeries.

En retournant vers le centre-ville, le parcours bifurque rapidement vers le parc municipal qui intègre les anciens terrains du Zoo de la Ville, mais aussi le sanctuaire d’un ancien cimetière. Sur le site de cet Überwasserfriedhof se trouvent, suspendus dans les airs, les masques du camerounais Hervé Youmbi (né en 1973). Originaire de Douala, Youmbi produit des formes hybrides qui associent des identités culturelles précoloniales de son pays avec des éléments de la culture populaire occidentale. Les « masques célestes » flottants au-dessus de deux tombes du XIXe siécle, sont inspirées aussi bien de l’art nègre traditionnel que d’éléments contemporains, tel que le masque de Ghostface rendu célèbre par la série des films d’épouvante Scream. Hervé Youmbi dit avoir observé ce mélange des genres, des cultures et des époques lors d’une cérémonie dédiée aux ancêtres dans sa région natale de Grasland, une ancienne colonie allemande. Il s’y installe un dialogue étrange entre les sculptures de l’ancien cimetière de Münster et les nouveaux masques de Youmbi.

Tout dépend ici du génie du lieu qui transforme complètement la réception de l’œuvre d’art. Hors du contexte muséal, les cartes sont redistribuées et permettent des perceptions nouvelles et inédites, aussi bien de la topographie de la ville, que des œuvres en soi. Les regrettées expositions de Sous les ponts le long de la rivière organisées au début du siècle par le Casino Luxembourg en étaient la preuve au grand-duché, mais après deux éditions, ce projet n’a pas été poursuivi. À Münster, on a compris, au plus tard à partir de 1987, que chaque édition des Skulptur.Projekte rendait possible des acquisitions qui enrichissent aujourd’hui le parcours urbain de la capitale du Land Westphalie : hormis le parcours actuel et temporaire, le visiteur peut voir 38 œuvres appartenant à des collections publiques qui constituent un deuxième parcours, permanent cette fois-ci.

Dans le même parc se trouve une sculpture en forme de dôme, pesant deux tonnes et demi. Le Nuclear Temple de Thomas Schütte (né en 1954) est une de ces sculptures qui font référence au l’histoire urbaine de la ville, sa forme étant directement inspirée du pavillon des éléphants de l’ancien Zoo de Münster. Ce complexe architectonique imitait au XIXe siècle la forme d’une mosquée. Thomas Schütte revient à Münster après y avoir installé en 1987 sa Kirschensäule, qui est depuis devenue le symbole des Skulptur.Projekte. Dès lors, la notion d’authenticité et d’imitation en architecture font partie de ses réflexions artistiques. Schütte avait déjà précisé en 8197 que « beaucoup de choses à Münster semblent anciennes, mais ne le sont pas ». En effet, après des bombardements dévastateurs de 1942 à 1945, le centre historique de la ville de Münster avait été détruit à 91 pour cent. Une grande partie a été reconstruite après la fin de la guerre. Et le simulacre est étonnant, le passant y croit et se réjouit de voir cet ensemble apparemment si bien conservé.

Dans la périphérie de cette coulisse reconstituée, se trouve un passage souterrain, où Joseph Beuys avait déjà installé une œuvre en 1977. Aram Bartholl (né en 1972) y propose une série de cinq chandeliers qui fonctionnent avec des lampes LED éclairant le couloir destiné aux piétons. L’électricité nécessaire à ces luminaires est fournie par de petites bougies dont la chaleur est transformée en énergie. En 2010, Bartholl avait fait parler de lui en en emmurant des clefs USB dans des lieux public, ne laissant dépasser que la prise de l’objet. Jouant sur toute une panoplie de peurs et de phobies ce travail a fait en nombre incroyable d’émules à travers le monde. Pour l’édition 2017 des Skulptur.Projekte Bartholl a réalisé une série de transformateurs qui permettent, par exemple, de recharger son téléphone portable sur un feu ouvert.

Non loin de là, dans l’enceinte du tout nouveau LWL-Museum für Kunst und Kultur, se trouve une installation temporaire de Gregor Schneider, dont l’exposition monographique à la Bundeskunsthalle de Bonn, s’est terminée au début de cette année. Comme à son habitude, Schneider propose ici un parcours labyrinthique qui fait référence à l’architecture préfabriquée des années 1970 en Allemagne. Le Fertigbauhaus et son esthétique sont à la base de cette architecture d’intérieur aussi aseptisée qu’inquiétante.

Mais l’œuvre la plus médiatisée de cette année est certainement le passage fluvial d’Ayse Erkmen (née en 1949). Intitulée On water, cette installation permet de traverser le canal de Dortmund-Ems à pied, grâce à une plateforme immergée, à quinze centimètres de la surface. Effet spectaculaire et amusements garantis. Ce genre de travaux permettent de populariser une exposition et sont des antidotes efficaces contre les préjugés concernant l’art actuel.

Mais l’espace public reste un lieu à risques. Ainsi la fontaine de Nicole Eisenman (née en 1965) a été endommagée à deux reprises et l’installation de Koki Tanaka (née en 1975), bien qu’à l’abri dans un sous-sol près du LWL-Museum, a été cambriolée.

À la différence des grandes expositions à sujet, comme la Documenta 14 ou l’exposition thématique de la Biennale de Venise, les Skulptur.Projekte ne fournissent pas de prétexte. La seule véritable demande du cahier des charges des curateurs/trices est celle de la réflexion sur le contexte de l’espace public, de son histoire et de son actualité. Cette recette, aussi simple soit-elle, produit un champ artistique bien plus vaste et libre que celle des autres grandes expositions de cet été.

Les Skulptur.Projekte 2017 durent jusqu’au 1er octobre ; informations : www.skulptur-projekte.de/

Christian Mosar
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